Temps

Le temps a bien des aspects selon le point de vue sous lequel on le considère. L'emploi détruit toutes ses dimensions au profit d'un temps unidimensionnel particulièrement pauvre. En ce sens, pour reprendre les termes de Choming out, on peut parler de l'emploi comme d'un appauvrissement de soi. Nous creusons dans des articles annexes des aspects du temps poétique et du temps physique.

Le temps est une donnée physique. L'espace-temps est par exemple déformé par une masse locale, il est également lié à la vitesse du repère et son accélération par rapport au point intéressé. Le temps est une dimension locale, liée à un environnement local, au repère considéré. Le temps est relatif dans sa dimension physique-même.

Du point de vue thermodynamique, quand nous avons dispersion d'une énergie dans un milieu (principe d'entropie), nous avons un temps physique orienté. Il est difficilement réversible: casser un vase, c'est à la porté de tous, faire en sorte que, dans le temps, les morceaux se combinent en vase, c'est tout simplement impossible. Le temps aura donc tendance à s'écouler dans un sens, à diluer l'énergie dans le milieu, de manière homogène (y compris quand un apport d'énergie extérieur au système provoque des réactions d'organisation de ce différentiel énergétique, comme dans le cas des flocons de neige) et non réversible contrairement au temps relativiste évoqué ci-dessus.

Le temps est ce qui construit dans le jeu le cerveau, les aptitudes psychologiques, motrices des mammifères. Du point de vue de la génération de l'espèce (phylogénétique), on dira que le temps est l'avènement des capacités de l'espèce à se survivre, à survivre à un environnement en mutation, à se reproduire. Du point de vue de l'espèce, le temps est le siège non réversible des adaptations, des interactions avec l'environnement des membres de l'espèce.

Du point de vue psychanalytique, certaines régions du temps ont un statut particulier. La prime enfance construit les couches les plus profondes d'un être psychique dont les performances ultérieures ne sont en quelque sorte que des émanations - ou que des adaptations - de ce temps fondamental. Le temps n'est pas réversible et il n'est pas linéaire dans la construction psychique. Il y a des nœuds (l’œdipe, l'anal, le trauma, etc.) qui organisent la construction psychique, la perception temporelle du sujet ultérieures.

Le sujet construit alors sa vision subjective du temps. Que ce soit par le roman familial, la façon dont il construit la narration dont il est issu, ou par le roman personnel, la façon dont il construit son temps propre, le sujet agit son temps. Plus prosaïquement, en quittant les tréfonds de la construction de l'âme, le sujet peut ressentir un ennui qui lui rend le temps long, il peut s'amuser, se distraire, sans plus voir passer le temps. De même, le sujet peut lier des événements éloignés dans le temps par une logique analogique, symbolique, il peut de la sorte créer un espace-temps improbable sans lien avec sa linéarité physique.

La méditation, la quête religieuse, le temps-mystère est la recherche d'une temporalité hors du temps. Il s'agit de révéler l'aspect infini du moment même du temps, il s'agit, en s'extrayant momentanément des contingences temporelles, d'en révéler par les sens, le chiffre, le fonctionnement, la logique profonde. Le Bouddha dans son illumination est suspendu hors du temps parce que son temps a trouvé sa vérité propre, Jésus dans sa prière ne sent plus le temps parce qu'il le trouve, l'incarne, le devient, Mohammed dans la révélation du Coran s'extrait du temps, il n'y est plus et, partant, y est pleinement. Le temps est un mystère à comprendre, à comprendre de manière sensitive, pas intellectuelle. La quête de ce temps est une aventure mystique sans fin, c'est un Graal. La quête du temps, de l'incarnation du sens habite les mystiques issues de toutes les religions, c'est la hutte de sudation indienne ou les pèlerinages, dans le temps de la marche et de l'impatience religieuse, à La Mecque, à Jérusalem, à Saint-Jacques de Compostelle. Ce sont aussi ces pèlerinages dans son propre passé, dans les lieux, les moments qui ont fait sens, dans le regret des disparus, dans la souffrance de ceux qui demeurent. Le temps fleurit les tombes, il peuple les évocations du passé d'amis peu à peu éloignés.

Le temps est siège du souvenir, du jeu, des événements marquants. Ces dimensions s'organisent dans un espace de représentation symbolique analogique sans aucun respect pour quelque trame narrative que ce soit, pour quelque linéarité temporelle que ce soit.

On commémore, on discourt, on reconstruit le passé dans une perspective bien comprise d'intérêts présents. On récupère tel fait historique, on l'interprète de telle ou telle façon pour en faire un objet agissant. Les révolutions sont paradoxalement souvent tournées vers le passé: c'est la fin d'un usage, d'un droit, d'une habitude antérieure par de nouvelles pratiques moins justes qui pousse le peuple furieux dans la rue. C'est l'abolition d'une justice antérieure, c'est l'exagération ou l'irruption de nouvelles injustices qui font tourner la roue du destin public.

Dans l'hindouisme ou chez Nietzsche, le temps a un caractère cyclique. Ce qui est fut et sera à jamais. Cet aspect cyclique nous est familier sous les climats tropicaux et tempérés: nos saisons reviennent après une absence, fidèles (parfois capricieuses) elles comptent nos âges, accompagnent les moments de la vie, restent associées à la perte d'un être cher, à l'avènement d'un amour, à un choix malheureux. Si la lune ou le soleil marquent les cycles de bien des civilisations, c'est globalement la vision des Parques qui s'impose: la vie même est un processus répété, la première Parque met le fil, la deuxième le tisse, la troisième le coupe et l'opération recommence dans le mystère du renouvellement de la vie.

Le rythme du temps ponctue et peuple nos existences. On retrouve le rythme fondamental de la respiration, du cœur, on retrouve le rythme de la marche. Même le temps pour les physiciens modernes a été défini selon le principe du rythme à partir de la seconde:
 « La seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux hyperfins F=3 et F=4 de l’état fondamental 6S½ de l’atome de césium 133 »
Le rythme du temps appert dans la poésie - les pieds latins puis le compte syllabique français, par exemple - dans toutes les langues du monde. Si l'anglais, l'allemand, l'arabe, le perse ont leurs règles de versification propres, toutes ces langues (et les autres) ont trouvé leur propre façon d'organiser le rythme de leurs vers.

La versification a inspiré la musique. Toute musique a son rythme, son alternance de musique et de silence, propres. Il en est comme des langues, aussi nombreuses que riches sur notre terre, chaque type de musique crée son propre génie, son propre rapport aux temps, aux soupirs, aux notes.

Et c'est bercés par ces ritournelles, ces airs que nous évoquons le temps proustien, la synesthésie qui à un moment associe une odeur, un air de musique, une image. L'association de la perception temporelle et de la perception sensorielle permet des sauts temporels incontrôlés, elle ouvre au souvenir et - sous hypnose - à l'extraction du refoulé.

Le temps, c'est aussi le temps ensemble, le temps d'un couple, d'une famille, d'amis, le temps partagé. Ce temps commun construit les communautés, il peuple les existences. Pour Simondon, l'individuation sociale dont ce temps est porteur permet aux dimensions psychiques et sociales de l'être humain de s'individualiser, de s'incarner, de devenir. Dans cette perspective, le temps commun est ce qui sépare la vie réelle de la vie potentielle par la magie de l'individuation, de l'expérimentation temporelle de sa singularité. L'individuation sociale de l'être humain est une dimension vitale de son existence - sans cette dimension sociale du temps, ni le langage, ni la pensée humaine ne sont concevables.

Voilà quelques considérations pour le temps vivant, voyons maintenant le temps mort.

Le temps pour l'investisseur, pour le propriétaire lucratif, prend une autre valeur. Il s'agit pour lui d'un temps qui rapporte de la valeur. Le temps est alors utilisé pour construire un patrimoine. L'appât du lucre devient le seul moteur d'un temps tourné vers le gain. Le temps entre alors dans des équations mathématiques simples du premier degré, il est déserté de ses autres dimensions. Le temps analogique devient temps analytique.

Et, pour venir à ce qui nous intéresse ici, la seule dimension du temps conservée dans l'emploi, c'est celle de la rentabilité: il faut produire le plus possible par unité de temps. L'emploi est la vente du temps vivant, c'est sa transformation en temps mort, en temps comptable. Le temps humain tué est le fondement de la valeur ajoutée, c'est la quantification du temps humain vendu qui va déterminer finalement la valeur attribuée aux biens et aux services produits dans le capitalisme.

Il s'agit alors d'être plus rapide, de produire davantage de valeur par unité de temps sous la pression de la concurrence, de nos voisins, de nos frères de douleur transformés en compétiteurs mais vous voyez sans doute déjà trop bien ce dont je veux parler.

Michael Ende, dans son roman Momo, parle des Zeitraübern, des voleurs de temps en gris. Ils proposent aux gens de thésauriser leur temps dans des comptes - ce qui leur en fera gagner au bout du compte, disent-ils. Cette opération d'épargne du temps tue le temps vécu, elle grise d'un hiver froid le temps commun, le temps partagé. De manière symbolique, le temps volé, thésaurisé devient l'ennemi du temps en couleur, l'enfant-écoute qu'est Momo dans le roman de Ende devient l'histoire et permet la narration de soi. C'est cette écoute qui viendra à bout du temps utilitariste des voleurs des temps, des terribles Zeitraübern.
Le signe du temps comptable, du temps qui compte et ne perd, du temps des voleurs de temps, c'est l'horloge.

Implacable, elle a d'abord rythmé les échanges commerciaux des beffrois, puis s'est installée sur les frontons des mairies avant d'attaquer le symbole même du temps du don, l'église.


Las, l'horloge s'est infiltrée dans les foyers, elle ponctue les actions les plus triviales, les plus quotidiennes, les plus domestiques.

Puis, elle s'est fait puce, est devenue téléphones, gadgets périssables ou autres ordinateurs miniatures. Pour lire, pour écrire, pour calculer, pour manipuler des images ou pour parler, l'horloge est là, dans une fenêtre, chant du cygne de l'aventure bourgeoise, boutiquière, pingre et comptable des drapiers, des marchands, des joailliers, des banquiers de tous poils pour qui le temps est un bien rare, un bien à garder, un bien à thésauriser.

Le temps est séquencé dans la vie intime suivant le modèle du temps compté, du temps mort de la production économique capitaliste. Les saisons ne comptent plus, ce sont les horaires d'école qui impriment la trame de nos journées, les horaires d'usine ou de bureau ponctuent nos moments de famille. La logique du temps s'immisce partout, la vie privée la plus secrète, la plus intime y est
soumise. Puis les saisons commerciales rythment le temps long que le sens du vivre ensemble a déserté. Ce sont alors les foires commerciales de noël jusqu'en plein Japon, ce sont les rois mages ou la saint Valentin devenue fête des
Souvenir de ... La Mecque
commerçants en frou-frou kitsch, puis viennent, dans cette suite ininterrompue de sollicitations agitées Pâques, les championnats du printemps avant de se préparer aux plages par de l'exercice physique ou des régimes, ce sont alors les soldes et/ou les vacances mais la rentrée vient déjà qui impose son lot de spectaculaires gages à la jeunesse mal-à-l'aise en quête d'une reconnaissance sociale dans une société défunte. Puis, la roue tourne, armée de clowns sinistres, de joie obligatoire, de fêtes sombres que l'alcool ne parvient même pas à dérider.

L'essentiel, c'est de participer.

Avant que, d'un rire fragile, l'enfant s'en émiette en souvenir évanescent. La vérité du temps demeure et mange ses grimaçants avatars.