Revenu de base

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Ce document accessible ici est l’œuvre de Philippe Defeyt et Marc de Basquiat. Comme il s'agit d'explorer une piste qui est censée redéfinir nos rapports au travail, nous avons suivi de manière critique les deux auteurs. En aucun cas, notre critique ne veut saper une initiative, décourager un idéal ou saboter une démarche mais, au contraire, nous essayons de comprendre en quoi cette démarche affaiblit l'emploi et en quoi elle le renforce.

Fig. 1
Tout d'abord, la représentation de l'économie dans ce document fait l'impasse sur
- les actionnaires, les propriétaires lucratifs de l'entreprise qui touchent un revenu sans travail
- les conditions d'organisation du travail, ce qui le structure

C'est-à-dire que, dans cette représentation, les profits n'existent plus et les conditions de travail, les conditions dans lesquelles s'effectuent les tâches de production sont évacuées. Le travail rémunéré (c'est-à-dire l'emploi) s'inscrit dans un monde hors contexte, c'est une fatalité sans lien avec un rapport de force.

De même, le document (Fig. 1) parle de redistribution sans faire allusion à la distribution. Pour rappel, la valeur ajoutée est distribuée entre les revenus du travail, les investissements et les revenus du capital. Cette distribution intègre dans les revenus du travail aussi bien les salaires directs que la sécurité sociale. Le fait de supprimer toute allusion à cette distribution nie tous les conflits dans la production entre les classes de producteurs et les classes de propriétaires.

La redistribution vient après la distribution première, grand impensé du document, pour pallier ses excès, pour lisser ses injustices, pour compenser ses dysfonctionnements.

L'enjeu peut sembler oiseux mais il s'agit, de notre point de vue, de savoir quel est le cadre du travail. Il ne s'agit pas tant, de notre point de vue, de pouvoir rester oisif mais de pouvoir développer son activité, sa créativité humaine. S'attacher à la seule redistribution, après une distribution primaire impensée, fait l'impasse sur la justice et sur les rapports de classe et, surtout, ne permet pas de construire une évolution du cadre du travail aujourd'hui corseté par l'emploi.

Le document développe ensuite des stratégies pour rendre la répartition des revenus moins inégale. Il s'agit là d'une intention très louable à laquelle nous ne pouvons que souscrire au regard de la prolifération de la misère dans une société riche mais cette intention, pour louable qu'elle soit, ne redéfinit en rien la convention de l'emploi et ne bouge en rien les lignes de force qui empoisonnent le quotidien des producteurs avec ou sans emploi. L'égalité ou l'équité de revenu ne dépasse pas la violence sociale de l'emploi et de la soumission du producteur au propriétaire et de l'acte productif au profit.

Fig. 2

La figure deux montre une confusion extrême entre la distribution et la redistribution. La distinction des deux niveaux permet de penser les rapports sociaux dans l'emploi dans la mesure où la pression de l'emploi s'effectue au niveau de la seule distribution. Le salaire brut, les retraites, les allocations familiales ou les cotisations sont issus de la distribution alors que CSG ou les APE sont issus de l'impôt et, donc, de la redistribution. Cette confusion permet également d'oublier les 700 milliards € de profit ponctionnés par les actionnaires en France chaque année sur le travail. Comme les propriétaires lucratifs sont absents de l'équation économique, ce sont les producteurs qui doivent se débrouiller entre eux avec le peu que ces actionnaires leur laissent sans leur demander de comptes. C'est pourtant le système de propriété lucrative qui empêche la liberté de travail, qui empêche la liberté d'investissement et les soumet au carcan de la rentabilité et de la concurrence.

De même, dans la partie financement, le document parle de taxer les revenus des classes moyennes (les riches fraudent facilement l'impôt) et non d'augmenter le salaire.

La tentation d'apaiser les rapports sociaux, de gommer la conflictualité sociale peut faire oublier les enjeux du salaire.

Formuler le problème en terme de besoin divise l'humanité en 'assistés parce qu'il faut bien' et en une élite productrice, seule légitime à produire les richesses. Cette façon de voir fait l'impasse sur la production gratuite et sur la nature sociale de l'économie, de la production.

Pour finir, le document présente les salaires et les cotisations (qu'il s'obstine à nommer des 'charges' patronales) comme des coûts. C'est un renversement des choses assez vertigineux. Les salaires et les cotisations (les salaires socialisés) ne sont évidement pas des coûts pour l'employeur - sinon, il se réjouirait des grèves - mais la source de tous ses profits.

Globalement, le système du revenu de base proposé dans ce document parvient à l'exploit de ne rien changer au monde du travail, au monde du chômage, aux profits, à la propriété tout en considérant les pauvres comme des êtres de besoin à aider. Les changements souhaités seront financés par l'impôt - forme de financement qui épargne de facto les plus riches, les revenus du capital.

Par contre, l'impact négatif du revenu de base sur les salaires est complètement ignoré. Polanyi dans La Grande Transformation avait pourtant expliqué cet effet pour l'ancêtre du revenu de base, le Speenhamland Act. Il s'agissait d'un revenu garanti pour tous, un revenu misérable correspondant à l'actuel seuil de pauvreté, qui avait permis aux employeurs de baisser les salaires du montant du revenu de base. Les classes moyennes se sont appauvries à financer ce revenu par une taxe sur le patrimoine (c'est à peu près ce que propose le document).

Le jour où les grands industriels anglais ont eu besoin de bras, les autorités ont coupé le Speenhamland Act et les miséreux se sont alors précipités à l'usine pour être employés au tarif et aux conditions déterminées par les propriétaires.