Arbeitsscheu (réfractaire au travail)

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Je vous mets en lien ici un très bel article de Page de Suie sur le harcèlement dont étaient victimes les chômeurs en 1938 en Allemagne. Ils devaient porter un triangle noir et se retrouvaient dans les camps sous le doux nom de Arbeitsscheu Reich (réfractaires au travail).
Der Spiegel - Chômeur, Réfractaire au travail?

Extrait

"On sait déjà que dans l’Allemagne nazie il ne faisait pas bon être coco, homo, roms, juifs, etc… Mais ce qu’on sait moins c’est qu’ils ont inventé avec 70 ans d’avance la chasse aux chômeurs! Ils les appelaient les «réfractaires au travail du Reich».

Les Arteitsscheu étaient flanqués d'un triangle noir
Les «ASR» – Arbeitsscheu Reich – étaient des individus, hommes ou femmes, considérés comme aptes au travail mais qui, soit ont refusé à deux reprises une proposition d’emploi sans raisons valables ou soit étaient chômeurs de longue durée – ça ne vous rappelle pas quelque chose ? – , ou qui ont accepté un emploi mais, après une courte période, ont démissionné sans motif valable. Du coup, ils se retrouvèrent accusés de ne pas vouloir "s’intégrer à la communauté" car non-conformistes, alcooliques, drogués et/ou sans domicile fixe, ils sont illico classées comme asociaux par l’administration nazie."
 Les nazis ont donc mené des opérations contre les inadaptés de l'emploi (voir ici, sur Wikipédia, en allemand) en les envoyant dans des camps équipés d'un triangle noir.

- En avril 1938 entre 1200 et 2000 'asociaux' furent envoyés à Buchenwald.

- En mai-juin 1938, c'est le refus de l'emploi qui est assimilé à un refus de s'assimiler au Reich (dont acte). La police criminelle (KP en allemand) envoie alors 9000 personnes dans les camps.

- Cette politique s'est poursuivie. En 1943, selon Himmler, c'est quelques 70.000 réfractaires à l'emploi qui ont été persécutés implacablement.

  • Notes à partir de Arnaud de la Croix, La religion d'Hitler, Racine, 2015
La religion employique libérale contemporaine et la religion de Hitler partagent quelques traits qu'il nous a semblé bon de relever.

Comparaison n'est pas raison, certes. Mais, du point de vue des populations stigmatisées par la religion employiste, par le producérisme, chômeurs, retraités, malades, fonctionnaires, etc. l'époque a un goût de déjà-vu rance. C'est que, à force de s'entendre dire qu'ils sont de trop, dans les bistrots et sur les ondes, les stigmatisés se demandent pourquoi ils sont sur terre et par quels mystérieux errements ils sont nés.

Les mesures anti-chômeurs, anti-fonctionnaires ou anti-pauvres se multiplient dans le sillage des discours de stigmatisation. C'est qu'il faut devenir plus concurrentiel, c'est qu'il faut gagner la compétition entre les nations, la compétition entre les gens. Il faut demeurer compétitifs et augmenter ad nauseam son employabilité. L'idéologie religieuse de l'utilitarisme économique, du producérisme appelle à l'avènement sans cesse renouvelé d'un homme nouveau, sans désir, employable, flexible, soumis à son employeur, sans revendications, sans besoin, sans salaire, etc.

Au fait, n'était-il pas écrit Arbeit macht frei (le travail rend libre) à l'entrée des camps de concentration? Les deux religions, celle de l'emploi et du producérisme et celle d'Hitler ont des ressemblances troublantes: il ne faut pas adapter l'économique, le politique à l'humanité telle quelle est mais il faut, au contraire, adapter l'humanité à un projet économique ou politique formulé en termes religieux. Je vous laisse juges.

Hitler prenait comme sujet de sa religion la race. Au nom de la divinisation de cette incarnation absolue de la force de vie (pour lui) il fallait réguler la race en tuant les éléments qui la rendaient impures. Le peuple, le Volk, est divinisé dans la religion d'Hitler.
"Dans la perspective d'Hitler, l'existence d'un individu n'a de sens que parce que cet individu incarne, au présent, la "vie éternelle" du Volk. L'individu n'est qu'un maillon dans la chaîne humaine qui va des "ancêtres" à l'"avenir"." (p.73)
Arnaud de la Croix note que la religion nazie s'inscrit dans une époque où l'État se voit investi d'une mission divine contre le chaos généralisé, dans une époque où l'État devient totalitaire.
Une mission rédemptrice est à présent assignée à une communauté particulière: le peuple allemand s'il faut en croire Hitler, le prolétariat s'il faut en croire Marx.
Quant à Satan, l'Ennemi du genre humain, il prend ici la figure du Juif, et là celle de la bourgeoisie capitaliste.
Le mythe nouveau, celui de la rédemption des masses, prend chez Alfred Rosenberg [le mentor de Hitler] la forme d'une "vérité organique": "est tenu pour vrai ce qui favorise l'existence de la communauté nationale intramondaine, clôturée organiquement". "Intramondaine" renvoie à l'immanence: il n'y a plus d'autre réalité, plus de "ciel" surplombant le monde. Et "clôturée organiquement" renvoie au racisme, qui sépare le peuple dit aryen des autres peuples. (p.111)
Cette religion connaît ses rites grandioses (y compris ceux qui commémorent le désastreux putsch de la brasserie de Munich) où on célèbre le sang, vecteur de la vie, de la race dans la religion nazie, par le biais du drapeau de sang (Bluthfane). La religion nazie prétend verser le sang des juifs pour la rédemption du sang allemand (les Juifs sont censés menacer l'humanité dans cette religion, pour délirant que cela paraisse).

La nature, par contre est sacralisée. Le Reich sert la nature éternelle et entend la protéger.
"Le peuple lui-même fait partie de la Nature. L'être humain est en effet conçu comme dominé par les lois éternelles qui règnent au sein de la Nature, c'est-à-dire essentiellement la loi du combat continuel de tous contre tous."
Ce combat continuel renvoie aux "lois" de l'économie qui prétendent que la concurrence de tous contre tous est un fait de nature.

Cette religion d'Hitler peut nous sembler aberrante, absurde ou monstrueuse. Pour autant, la religion de la productivité capitaliste, du producérisme est susceptible d'amener aux mêmes extrémités puisqu'elle opère selon le même schéma:
1. Le politique se dit "victime" des minorités qui menacent la race (Hitler) ou la compétitivité (producérisme).

2. Les discours stigmatisant les minorités se généralisent (stigmatisation des Juifs ou des communistes, notamment, chez Hitler et stigmatisation des "assistés sociaux" chez les producéristes). Les discours de haine se banalisent et se normalisent dans les médias et dans les bistrots, il se construit une langue spécifique - ici la Lingua Servitutum Officiorum.

3. Des mesures de restriction de liberté spécifiques sont prises contre les minorités stigmatisées. De tracasseries en mesures discriminatoires, leur vie privée et leur activité économique, en particulier, ne leur appartiennent plus. C'est là que nous en sommes pour ce qui est du producérisme en Europe et aux États-Unis mais les Nazis ont été beaucoup plus loin.

L'opération Aktion T4 à partir d'octobre 1939
"applique une "mort miséricordieuse" (Gnadentod, il s'agit bien du terme officiel utilisé dans la directive signée par Hitler) aux malades mentaux et aux handicapés physiques à travers toute l'Allemagne. Ceci, dans un but de "purification de la race"." (p.55)

4. Mise en place de camp de concentration dans lesquels les membres des minorités sont rassemblés et faits prisonniers. Ils souffrent du manque de nourriture et de mauvais traitements. En Hongrie, le service de travail obligatoire pour les chômeurs se dirige dans cette direction sans les priver de leur liberté jusqu'ici.

5. Mise en place de camp d'extermination où est mise en place la "solution finale", le massacre industriel systématique des minorités stigmatisées.