Rareté

La rareté est un des fondements du fonctionnement du capitalisme. Il faut que les travailleurs soient contraints par l'aiguillon de la nécessité de vendre leurs bras miséreux à des employeurs en situation de force. Si ce sont les employés qui sont en situation de force, ils pourront vendre leur force de travail plus cher et, ce faisant, grèveront le taux de profit des propriétaires lucratifs.

Il est vital pour les propriétaire de maximiser la rareté, la difficulté d'accès à toute chose utile à la vie et à la survie afin d'augmenter la contrainte sur les travailleurs et augmenter leur taux de profit.

  • L'enclosure

Historiquement, la technique de l'enclosure a été une des premières façons de contraindre les paysans libres à se vendre à des patrons. Les terres et les biens communaux étaient en accès libre jusqu'à leur accaparement par des propriétaires privés (voir le Black Act). Les manants (c'est-à-dire nous) n'ont plus pu aller chercher du bois pour se chauffer, ils n'ont plus pu chasser dans les forêts giboyeuses. Faute de ressources, ces anciens paysans ont dû trouver des moyens de gagner de l'argent à tout prix.

Le Speenhamland Act (ici) permettait d'entretenir une armée de réserve de pauvres aux frais des classes moyennes de telle sorte que, au moment où les industriels ont eu besoin de main d’œuvre, elle leur était disponible à bon marché.

  • Les patentes

De la même façon que l'accaparement des terres a multiplié les friches au détriments de la souveraineté alimentaire des producteurs, la propriété intellectuelle a bridé la recherche, la création, l'art.

Comme il fallait citer l'auteur et rémunérer les ayants droits, comme il fallait sourcer toute idée et indemniser les propriétaires du droit à l'idée, la vie intellectuelle s'est retrouvée dans les mains de spécialistes.

Aujourd'hui, ce phénomène a pris une ampleur extrême. La Sabam, en Belgique, tarife toutes les diffusions publiques de musiques protégées. Les droits à l'utilisation publique vont majoritairement aux musiciens - s'il s'agit de musique - qui vendent le plus d'albums - c'est une prime aux gagnants en quelque sorte - et empêche une utilisation libre de l'espace public. On ne peut plus jouer de la musique sans payer, on ne peut plus interpréter, transformer des chansons, repeindre des peintures ou refaire des sculptures dans l'espace public.

L'art devient subtilement affaire de spécialiste. Il est mis dans des studios, sur des plateaux de télévision et devient rare, payant pour l'immense majorité de la population.

De même, les logiciels informatiques payants sont vendus en série sur les ordinateurs. Cet achat contraint augmente le prix des machines d'un quart (à peu près) et noie ensuite les acheteurs de propositions d'achats de logiciels supplémentaires, ce qui transforme leur outil en vitrine publicitaire.

Ce qui était libre, gratuit, propriété d'usage de tous devient compliqué à obtenir et doit être payé. L'espace public est limité par les droits de propriété lucrative des créations artistiques.

  • L'élargissement du droit de propriété au vivant

Cette gabelle, cet impôt obligatoire à des propriétaires lucratifs privés s'étend à des champs économiques vitaux. Les semences font l'objet de patentes - et les semences non patentées ne sont pas censées être commercialisées.

Cette violence de la propriété lucrative induit une rareté artificielle dans un champ où le temps, la terre et les savoirs-faire traditionnels avaient rendu ces ressources inépuisables.

Les effets de la rareté artificielle des semences sont dramatiques.

- les patentes uniformisent les graines. La diminution du nombre de variétés rend les plants plus fragiles, plus susceptibles de disparaître si une maladie, si des parasites apparaissent alors que la variété des semences permettait un mélange dans les récoltes, une relative barrière des variétés, un renforcement de la sécurité alimentaire. La rareté induit en l'occurrence la rareté.

- l'autonomie du paysan disparaît avec les patentes sur le vivant. Il achète des graines et revend des récoltes. Le paysan qui triait ses semences pouvait avoir sa propre pratique, il pouvait développer son savoir faire et sa singularité - ou honorer ses traditions - dans son travail. Le travail de semencier a été prolétarisé par le recours aux patentes. 

- les champs se sont uniformisés (et de plus en plus). Les paysages se sont industrialisés.

- les dettes contractées pour acheter les semences protégées contraignent à produire davantage pour payer les traites. Le paysan doit s'équiper, s'agrandir (et s'endetter davantage) pour suivre les exigences de ses créanciers. Comme tous les paysans font la même chose, la production globale augmente, les cours s'effondrent et, sous la pression, nombre de paysans font faillite, renoncent ou se suicident.


  • Les monopoles

La rareté induite artificiellement par la limitation de l'accès aux ressources concentre la richesse entre quelques mains. Ces quelques mains se comportent comme les seigneurs du moyen-âge qui assommaient leurs sujets de taxes. L'ensemble de la population est mise en esclavage (avec, selon les mots de Malcolm X, les "nègres des champs", maltraités et les "nègres des maison", mieux rémunérés, qui prennent parti pour leurs maîtres) sous la coupe directe de ces quelques seigneurs en situation de monopole.

On citera l'acier ou les télécommunications en Europe, la distribution ou la restauration rapide aux États-Unis ou les terres à un niveau local voire régional en Amérique latine ou en Espagne.


  • La privatisation des biens communs

Pour rendre une ressource artificiellement plus rare - ce qui, rappelons-le, augmente l'aiguillon de la nécessité et donc le taux d'exploitation - on peut également la privatiser (ou gérer une entreprise publique comme une entreprise privée). En privatisant une compagnie de distribution d'eau, par exemple (mais avec les télécommunications, l'énergie ou les transports cela fonctionne aussi), on met cette activité sous la coupe de propriétaires lucratifs. Ils ont intérêt à

- faire augmenter la facture de l'eau pour augmenter leurs bénéfices

- sous-financer les investissements, à laisser les infrastructures se dégrader puisqu'ils sont en situation de monopole

- dégrader les conditions de travail de leurs employés, à augmenter le taux d'exploitation pour extraire plus de profit de leur investissement

- externaliser les coûts de leur activité et privatiser les bénéfices.

L'ensemble de ces pratiques actionnariales augmente le prix de l'eau (ou de n'importe quel autre service privatisé), en diminue la qualité et en obère l'accessibilité.