Désir

  • Désir et emploi

 Entre le désir de l'employeur et celui de l'employé, il y a toujours une distance.

C'est ce que Frédéric Lordon nomme l'angle α. 

dans Capitalisme, désir et servitude (La Fabrique, p. 55). Nous reprenons et résumons l'idée du philosophe-économiste:
Le grand D représente le désir de l'employé, le petit d représente celui de l'employeur. L'angle alpha désigne le décalage entre les deux. Si cet angle est plus petit que 90°, il y aura une partie du désir de l'employé qui sera 'utile' au désir de l'employeur. À 90°, le désir de l'employé devient un poids mort pour celui du patron. Au delà, le désir de l'employé s'oppose à celui de l'employeur.
Par ailleurs, la mobilisation libidinale du producteur sera d'autant plus élevée que l'angle alpha est important.
L'idéal pour l'employeur, ce serait un employé dont le désir se conformerait parfaitement au sien et ce quels que soient les changements. Du désir utile à 100%, changeable à 100% en permanence. Ce type de désir s'alignerait parfaitement sur le désir de l'employeur (alpha serait égal à zéro).

Comme les désirs de l'employeur sont susceptibles de changer en permanence, qu'ils ne correspondent pas aux aspirations, aux souhaits d'une personne mais aux impératifs aléatoires du marché, d'une force, d'une logique extérieure, le seul être humain qui pourrait s'y conformer sans coût psychique, sans frustration, sans souffrance, sans que sa fierté en souffrît, c'est un homme sans qualité. Homme sans propriété, sans affect, sans aspiration, sans crainte, un as-if.

  • Désir et consommation

 Par la publicité, par le cadre posé par les médias et par la sollicitation permanente de ses pulsions, le consommateur est manipulé en permanence non pour qu'il s'occupe de ses besoins mais pour que ses envies deviennent le moteur des achats, des acquisitions compulsives. Cette consommation permet de faire tourner la machine économique en mal de débouchés.

Le sujet de la publicité est un individu sans lien, sans qualité, sans complexe. C'est un psychopathe, un sociopathe - sans considération pour ses singularités ou pour celles des autres - tourné vers la mise en scène spectaculaire des signes de son bonheur.

La publicité fonctionne comme un modèle d'identification pour les individus paumés qui trouvent dans la consommation la possibilité d'incarner leur propre vacuité. En fait, en arborant les signes de la richesse, de la réussite professionnelle ou familiale, en exhibant les trophées du bonheur ou du statut social, on n'acquière ni richesse, ni réussite, ni reconnaissance.

Par contre la consommation s'impose comme condition de socialisation pour les gens isolés. Il est nécessaire de se conformer aux codes d'une tribu, d'une identité sociale en prêt-à-porter pour pouvoir échanger avec les membres de ladite tribu. Pour échanger, pour donner le change dans une réunion de famille ou dans un groupe social circonstanciel ou permanent, il est nécessaire d'intérioriser les codes du groupe - ses habitus dirait Bourdieu - pour s'en faire comprendre et rendre sa présence acceptable.

Par le biais de la conformation sociale, les individus sont entraînés dans un effet de consommation de masse - les distinctions entre les différentes tribus servent de marqueurs sociaux et cachent les fonctionnements économique et libidinal communs à tous ces groupes en apparence fort différents. C'est ce que Baudrillard appelle la société de consommation. Les messages émis à l'occasion du magasinage, à l'occasion de l'association entre les biens, les services consommés, entre les marques et la personne participent, par delà leur apparente diversité sociale à une même logique: j'achète donc je suis.

Cette consommation-désir ne résout aucun des problèmes de reconnaissance sociale, aucune des angoisses existentielles qu'elle prétend dissoudre dans l'harmonie du sujet sans qualité. Elle ne fait l'impasse sur aucun écueil de l'existence, ni sur la solitude, ni sur la souffrance, ni sur la volonté, ni sur l'impuissance. Mais, par le caractère individuel de l'achat, elle affirme l'isolement de l'individu, elle nie le caractère social de la production et de l'économie.