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Hannah Arendt décrit le totalitarisme dans le troisième volume de sa
trilogie sur l'impérialisme. Nous avons voulu voir dans quelle mesure
cette notion pouvait s'appliquer à l'horizon obligatoire et indépassable
de l'emploi.
Arendt analyse deux régimes totalitaires:
le stalinisme et le nazisme. Faute de documents suffisants relatifs au
premier, elle concentre son travail sur le second.
En
première lecture, il apparaît que l'emploi n'est pas incarné par un
leader charismatique, une figure toute puissante à laquelle
l'obéissance, la soumission est acquise. Sauf à s'armer d'une mauvaise
foi à l'épreuve des balles, difficile de faire passer pour de telles
monstruosités des nains politiques genre Obama, Barroso ou Hollande;
difficile de voir les parangons de la logique employiste la plus
stricte, les Lagarde, les DSK voire les leaders d'extrême droite, comme
des aspirants chefs absolus. Nous considérerons donc l'employisme comme un totalitarisme acéphale, sans tête.
C'est
que la soumission à la figure du chef est centrale dans le
totalitarisme décrit par la philosophe qui se défendait de l'être.
Par
contre, de nombreux traits typiques du totalitarisme se retrouvent dans
l'employisme (à des degrés divers). Comme le totalitarisme,
l'employisme naît dans une société où les liens sociaux se sont
distendus, dans une société d'individus-atomes paumés.
1. L'employiste se déclare victime de 'parasites'
qui ont promis sa perte, qui vivent en suçant son sang, compromettent
la reprise, la prospérité générale. Ces 'parasites' sont identifiés comme des coûts
par l'employiste. Il s'agit des chômeurs, des personnes âgées, des
pauvres, des malades ou des fous. Peu importe, ces 'parasites' sont
accusés de provoquer la perte du système.
2. Après avoir identifié des groupes sources de tous les maux, l'employiste va s'occuper d'eux.
D'abord, on les harcèle, on en fait des citoyens de deuxième classe
puis, peu à peu, on les isole, on les met dans des camps. De toutes
façons, quoi qu'il arrive, il importe au totalitaire de conserver ce
schéma: accuser l'ennemi (toujours à trouver, à inventer) des maux, des
malversations dont l'employiste est lui-même coupable. Les actionnaires
vont accuser les chômeurs de gagner de l'argent sans travailler; les propriétaires vont associer la rémunération au mérite, les boursicoteurs
vont réclamer la fin des salaires (sociaux) inconditionnels, etc.
3. Les théories totalitaires s'articulent autour de l'organisation et de la propagande aux portes du succès. Concrètement, les organes de presse mainstream
sont tous inféodés à cette logique, les organisations politiques ou
syndicales elles-mêmes réclament ... de l'emploi. La police du défunt
État-Nation devra servir à l'application de cette théorie, elle sera
doublée de diverses polices sociales chargées de contrôler - ou de
sanctionner - le comportement des populations stigmatisées. Ces
contrôles s'appliqueront finalement aux populations non directement
stigmatisées: les employés
seront à leur tour suspectés de frauder, de tirer au flan, de voler
leur employeur. Des structures de contrôles seront développées au sein
des entreprises parallèlement au contrôle des populations hors du cadre permis.
4. Le totalitarisme fond l'individu dans un être sans qualité, entièrement soumis à la logique totalitaire, cet individu devient masse sans tête, il n'est plus ce qu'il est. C'est précisément ce type d'engagement qui
arrive dans le monde de l'emploi, engagement qui génère tant de coûts
humains, qui détruit tant d'existences, de potentiels, accessoirement,
c'est ce type d'engagement qui rend littéralement les employés malades
et qui grève les budgets de la sécurité sociale.
Le
totalitarisme est une séduction de la populace, de l'élite aussi bien
que du peuple. Cette séduction est attestée par les propos de comptoir
aussi bien que par les forums économiques chics et chers dans les stations
helvètes de sport d'hiver huppées.
4(bis). L'acte n'a pas de sens dans l'univers totalitaire,
on ne fait rien par intérêt pour la chose ou par intérêt pour la
fabrication de la chose, on ne fait rien par curiosité. C'est bien sûr
l'ambiance qui règne sur les lieux d'emploi et dans les institutions qui
harcèlent les salariés hors emploi. Il faut admettre à tout prix la
soumission à l'activité vénale et, dans le cadre de l'activité vénale,
rien n'est fait parce que le travailleur veut le faire, tout est fait
par soumission à une logique voire à des agents qui incarnent cette
logique.
5. À un moment donné, les prétextes de productivité, d'intérêt matériel disparaissent. Les exigences totalitaires deviennent contre-productives.
La rentabilité, la soumission à la logique de l'emploi, aux protocoles
divers, la prolétarisation de la tâche, de l'encadrement ou de la gestion obèrent la productivité au nom de laquelle elles prétendent
agir. Les faibles gains escomptés par le harcèlement des chômeurs ou des
employés sont largement dépassés par les frais qu'occasionnent les politiques de contrôle.
6. Les ressources sont gérées sans soin, comme de simples choses à piller (comme, par exemple, le pétrole).
Là, il suffit de faire le bilan écologique et humain des quarante
dernières années d'employisme au niveau mondial et on est pris d'un
vertige. En tous cas, ceci signifie, en particulier, que la vie humaine
est considérée comme un moyen par rapport aux fins que se donne le
totalitarisme. C'est un dommage collatéral, une perte sans importance.
Pour les tenants du totalitarisme, leur vie-même, celle de leurs
parents, de leurs proches, n'a aucune importance par rapport aux
objectifs, à la soumission totalitaire.
7. Une fois
le totalitarisme au pouvoir, il va multiplier les structures
décisionnelles concurrentes de sorte que l'arbitraire puisse toujours
surgir d'un endroit inattendu. Il n'a y donc pas de responsable, d'autorité qui puisse être interpellée. Seul importe in fine le chef dans le cas des totalitarismes monocéphales et, dans le cas employiste qui nous occupe, seul importe le triomphe de la logique employiste.
Qu'importe si les recettes de compression de la dépense publique prises au nom de l'emploi génèrent un chômage de masse, qu'importe si la déflation salariale ne donne rien, on
continue ce qui ne marche pas, on continue malgré la longue liste des
pays saignés par ce genre de politique, par la misère de masse qu'elles
engendrent.
Dans le cas qui nous intéresse, les médias
employiques, les organisations patronales, la superposition des niveaux
de pouvoir (État, Régions, Europe, etc.) défausse de toute
responsabilité les preneurs de décision. Ils n'ont de toutes façons de
comptes à rendre à personne - ce qui explique pourquoi une infime
minorité idéologique a seule voix au chapitre, pourquoi les décisions
tombent comme les plaies d'Égypte sans que personne n'ait pu les prévoir,
les prévenir. Le prochain traité plane alors que le dernier n'est pas
digéré sans que personne, personne ne l'ait réclamé dans la rue, n'ait
voté pour lui à quelque niveau que ce soit. Karel de Gucht nous rassure, ce traité, cette fois promis-juré, va favoriser ... mais oui, l'emploi!
8. Le totalitarisme s'organise par cercles concentriques.
Les cadres dirigeants du parti ne fréquentent que les Waffen-SS qui ne
fréquentent que les SS. Lesquels se gardent bien de fréquenter autre
chose que les SA dont le cercle social se limite strictement aux
adhérents du parti. Adhérents qui ne fraient qu'avec des sympathisants.
C'est ainsi que, de cercle en cercle, l'horizon social des acteurs
impliqués se limite à des acteurs (un peu moins) impliqués. Cette
composition de l'univers social cadre la vision du monde des intéressés,
ce qui était le but.
Là aussi, nous retrouvons ce type
d'organisation concentrique dans les instances de socialisation de
l'employisme, dans leur diffusion. Reste à charge du dernier cercle de
rendre les idées totalitaires présentables pour le vulgum pecus.
Les syndicats, les hommes politiques ou les publicitaires ne ressortent
assurément qu'à ce dernier cercle, celui de la (re)présentation de
l'idéologie totalitaire.
En premier lieu, des instances
de pouvoir plus ou moins obscures - Bilderberg, Gmachin ou Davos. Puis,
les dirigeants politiques non élus des instances multinationales
(souvent en concurrence, d'ailleurs). Autour, les journalistes et les
hommes politiques d'envergure. Ensuite viennent les petites mains de
l'ordre totalitaire acéphales, seules en contact avec l'extérieur, les journalistes, les syndicalistes et les bases des divers partis
politiques.
Ce type d'organisation se retrouve dans
toutes les compagnies privées de quelque importance. Les services se
chevauchent dans une hiérarchie concentrique avec, au centre, un système
acéphale de profit.
Bien sûr, l'idéologie totalitaire
est vécue par chacun dans sa chaire. Ce sont les corps et les âmes des
individus qui sont cassés, soumis dans l'emploi, mais on leur habille
une idéologie présentable: pour être plus productifs, pour demeurer
compétitifs, parce que l'argent, ça se mérite, etc. Ces propagandes de
masse ont une efficacité qu'il ne nous faut pas sous-estimer. Il importe
avant toute chose de conserver sa liberté de penser et d'agir.
9. Le totalitarisme organise une vision du monde dans laquelle des 'nuisibles' doivent être retirés au nom de lois naturelles
- il est d'ailleurs curieux qu'il faille, au nom de la nature,
améliorer ce que la nature a fait mais passons. De même, la rémunération
qui exclut des 'nuisibles' doit-elle être appliquées au nom de 'lois
naturelles'. C'est que le libéralisme, convention capitaliste de l'emploi
se donne pour naturelle, pour inéluctable, elle donne pour indiscutable
des choix politiques 'naturels'. Mais, magie, n'oubliez pas que
d'autres pays, d'autres civilisations ont fait, font et feront d'autres
choix que ceux présentés comme 'inéluctables' parce qu'ils sont 'aussi
naturels que la gravitation'. Contentons-nous d'évoquer ce qui constitue
l'essentiel de la pensée politique employiste: There is no alternative, connu sous son acronyme TINA.
Croire
que l'exclusion, la condamnation dans une société prospère à des tâches
stupides, répétitives, à la soumission à la rapidité est une
malédiction 'naturelle' aussi insurmontable que l'effet Doppler, c'est
se condamner à accepter ses propres chaînes, à les voir comme quelque
chose d'insurmontable.
Nous rappelons que l'économie résulte de choix humains, que d'autres choix génèrent une autre économie.
De la même façon, le type de production, la façon d'organiser la
production humaine, les tâches sont eux aussi des situations liées à des
choix.
10. La terreur d'État envahit les régimes totalitaires.
De temps en temps, des grands messes, impressionnantes, écrasantes,
sont mises en scène alors que, dans l'intimité, tous craignent un ordre
arbitraire, violent. Dans le cas de l'employisme, les salons de l'emploi
sont de piètres grands messes comparées aux JO ou aux quelconques
championnats divers et variés, aux événements commerciaux alors que tous
craignent pour leur emploi, pour leur argent, pour leurs vieux jours, alors que tous craignent le chômage, la misère, l'exclusion sociale.
Mais un totalitarisme est faible car il ne tient que par l'idéologie
(et par la soumission au chef, sans objet en l'occurrence). À nous
d'inventer d'autres visions du monde, qui permettent la liberté de
chacun, qui permettent l'existence sociale de tous, qui rejettent le
rejet et libèrent le formidable potentiel humain (certes impossible à
évaluer en terme de PIB, mais ceci est une autre histoire).