Addiction (dépendance)

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  • Définition et workaholisme

L'anglicisme addiction désigne une dépendance à une habitude nuisible ou une toxicomanie. Le sujet se livre à son addiction en dépit de la conscience qu'il a de sa nocivité. 

Il peut s'agir de jeu, de drogue, d'argent, d'alcool ou de travail (on parle alors de workaholisme selon la terminologie anglosaxonne). Le workaholisme se rencontre fréquemment dans les sociétés industrielles capitalistes mais il n'est pas propre à ces dernières. Les anciens condamnaient déjà l'agitation fébrile, l'acédie, comme péché capital. Avant comme maintenant, cette attitude d'occupation compulsive omniprésente prévient le repos et la mise en disposition de soi à soi ou aux autres. Ces comportements permettent d'éviter d'être en phase avec soi-même, ce que les anciens formulaient en terme de rapport à Dieu.

  • Compulsion obsessionnelle

La dépendance induit des comportements compulsifs, ce qui en fait une compulsion obsessionnelle. La compulsion obsessionnelle est motivée par une angoisse intérieure, un sentiment de vide, une absence de lien, de monde, une impossibilité de demeurer seul face à soi-même. Elle atteste une souffrance pour ainsi dire inextinguible.

  • Détour: l'intériorisation de l'ordre par le bio-pouvoir (Foucault)
Pour Foucault, le pouvoir - tout puissant et extérieur sous l'Ancien Régime - s'est intériorisé par une gestion des populations. La peste a imposé un contrôle des populations et des territoires ("Sécurité, Territoires, Population").

L'enseignement ("Surveiller et punir"), en triant les élèves selon des catégories hiérarchisées, marquées par des signes extérieurs distincts, les uniformes, a fait intérioriser la "valeur", la hiérarchie sociale liée au "mérite", à la compétence personnelle. La hiérarchie scolaire a assis et légitimée la hiérarchie sociale mais, surtout, elle lui a donné une assise indiscutable: les exclus du système scolaire eux-mêmes ne discutaient plus le bien fondé de leur propre ostracisation, ils se percevaient au terme des différenciations et des hiérarchisations scolaires comme mauvais à l'école, comme mauvais tout court. Ce faisant, les hiérarchies sociales étaient acceptées par les intéressées, mieux, ils les reprenaient à leur compte.

De même ("Les mots et les choses"), la pensée analytique, catégorielle se substituait à la pensée associative, analogique dans le chef des intéressés par le biais du bio-pouvoir, par le moyen du monopole d'énonciation légitime des instances immatérielles dominantes (l'université, l'école et, plus tard, les médias).

Toutes ces facettes du gouvernement des masses humaines par un pouvoir intériorisé procédaient de la même façon. Par contrainte, catégorisation des humain et, finalement, par la force sur les corps. La violence sur les corps reste possible mais, dans la mesure où les intéressés intériorisent la violence de l'ordre sociale, elle ne doit plus s'exercer nécessairement directement.

L'intériorisation de la violence sociale pose un problème directement en relation avec la question de l'addiction. Les sujets deviennent étrangers à leur propre espace de représentation du monde. En tant que tels, en tant qu'étrangers, ils ne peuvent ni expliquer leur présence, ni l'assumer, ce qui les rend plus faibles en termes de relation, de culture, de racines, de lien à des mondes.

Loin des nôtres, étrangers à nos mondes, nous devenons alors des êtres faibles, paumés. Nous sommes à la merci des diverses addictions que nous offre obligeamment le système capitaliste. Notre manque de défense politique se traduit par un manque de défense corporelle, par une sensibilité chimique intériorisée à la dépendance comme nous allons le voir ci-dessous.
  • Les fantômes affamés

Mais voyons ce qu'en dit un spécialiste: Gabor Maté (dans In the realm of hungry ghosts, North Atlantic Books).

- Les addictions sont fortement corrélées à des traumas infantiles ou des carences affectives. 
Il peut s'agir d'angoisse parentale lors de la grossesse ou dans la première enfance, il peut s'agir de viol pendant l'enfance ou la jeunesse ou il peut s'agir de brutalité corporelle ou psychique sur l'intéressé(e).

- Les matières psychotropes addictives ne rendent pas tous leurs usagers dépendants; seuls certains usagers, au profil prédéterminé, développent une dépendance. 
Certaines dépendances déclassent les intéressés - telles les drogues dures, le jeu ou l'alcool - alors que d'autres passent à peu près inaperçues - telle le workaholisme ou l'addiction aux achats compulsifs.

- Les personnes dépendantes développent des comportements de rattrapage, de compensation de leur trauma d'enfance toute leur vie.
Toutes les addictions répondent aux défaillances psychiques de la construction de l'enfant.

- On n'est jamais dépendant à une substance ou à un comportement mais aux effets qu'ils produisent sur le système endocrinien, sur le cerveau
De la même façon que le cerveau construit l'image, il construit la perception du manque, de l'envie, de l'attente ou du shoot - qu'il s'agisse de travail, de courses, d'alcool ou d'autres drogues ou comportements addictifs. En terme de chimie du cerveau, tous ces comportements fonctionnent exactement de la même manière, qu'ils soient préjudiciables pour la santé ou non.

- Le cerveau est un organe vivant
Les traumatismes peuvent construire un (dys)fonctionnement mais ils ne sont jamais insurmontables - la plastie cérébrale le prouve tous les jours: des capacités perdues lors d'un AVC ou lors d'un accident, du fait d'une lésion quelconque, peuvent se récupérer en faisant des exercices qui font contourner l'obstacle à l'activité cérébrale. On voit tous les jours des accidentés surmonter leur mutisme, leur paralysie locale, leur handicap verbal ou social par ces méthodes sans bistouri.

- Chimiquement, le développement de la dépendance peut s'expliquer par quatre voies chimiques endocriniennes:

1. l'ocytocine, l'hormone de l'amour ou de l'attachement n'est pas sécrétée normalement. 
L'ocytocine en pleine action
On peut le comprendre dans deux situations. Quand le contact et l'attention ne sont pas accordés à l'enfant, il ne peut sécréter cette hormone. Par ailleurs, quand la sécrétion de l'hormone s'accompagne de réaction imprévisibles - et notoirement négative - elle est associée à quelque chose de désagréable ce qui en compromet le fonctionnement normal. Dans les deux situations, les mécanismes de production de l'ocytocine chez l'enfant s'atrophient. Comme ils s'atrophient, les cellules réceptrices disparaissent elles aussi ce qui rend le niveau d'ocytocine nécessaire au bien être plus élevé. Cette hormone est sécrétée massivement quand le dépendant s'adonne à son addiction.

2. la dopamine ne stimule plus l'activité. 
Normalement, elle permet la mise en branle de l'acte, de la création, du jeu. Quand cette hormone est insuffisamment stimulée (ou quand sa présence est associée à un retour négatif), sa production s'anémie et, de la même façon que l'ocytocine, les récepteurs deviennent plus rares, ce qui rend la "dose" d'hormones nécessaire à l'initiation de l'acte plus élevée. De nouveau, seuls les comportements ou les substances addictifs génèrent suffisamment de dopamine pour initier les actes du dépendant. Le workaholique va consacrer son temps exclusivement à son travail, le drogué ne sera motivé que par la recherche de drogue.

3. le cortex orbitofrontal ne répond plus normalement.
Cette partie du cortex pré-frontal est la zone qui évalue la nature de la relation de l'autre, qui évalue ses intentions et qui détermine le cadre, la limite entre les actes interdits (ils seront inhibés) et les actes permis (ils ne seront pas inhibés). Cette zone réagit en une fraction de seconde - le temps qu'il faut pour interrompre une main qui se lève dans une assemblée pour poser une question (mais non, j'aurai l'air bête). Cette zone ne peut plus fonctionner normalement tant en terme de limite à l'acte que d'évaluation de la relation de l'autre dans la mesure où les messages positifs et négatifs ont été mêlés ou, pire encore, où ils ont été absents de l'enfance.

4. le système endocrinien du stress ne fonctionne plus.
La cortisol est sécrétée en cas de stress majeur. Si cette hormone régule l'organisme de telle sorte qu'il se prépare à réagir au stress, l'exposition prolongée à cette hormone dérégule les fonctions vitale - notamment des troubles du sommeil, de digestion, etc.
Soit le stress peut être évité par une réponse (agressivité, fuite, etc.) soit il ne peut être contourné et c'est alors que l'inaction forcée amène l'organisme à produire la cortisol de manière continue avec des effets extrêmement dangereux pour l'organisme (Laborit, L'Inhibition de l'action, Masson, 1980).
Si l'on se place du point de vue hormonal ou chimique, l'organisme réagit à un stress extérieur intense (un fauve, un incendie, etc) en sécrétant des hormones qui vont mobiliser les ressources au maximum afin de permettre une réponse au danger. L'intéressé sera plus agressif, ses sens seront en alerte et ses muscles, son cœur seront sollicité. La prolongation de cet état entraîne l'exact inverse: l'inhibition.
Quand la production des hormones du stress est permanente, récurrente, le système endocrinien dysfonctionne complètement. Une présence trop longue ou trop répétée de stress amène à la dépression, aux troubles d'hyperactivité, aux obsessions compulsives ou ... à la dépendance.

  • Les malaises de l'emploi et du travail fabriquent des personnes sujettes à la dépendance

Armés de ce tableau clinique grossièrement esquissé, nous pouvons voir le lien entre l'emploi et la dépendance. L'emploi est une façon particulière d'organiser le travail. Le travail, c'est l'ensemble des actes que pose le sujet pour transformer le monde, pour l'adapter à son humanité, à sa singularité, à ses besoins. Un travail dans un cadre positif renforce la puissance du sujet renforce le système de production de dopamine et renforce ses récepteurs puisque chaque initiative est susceptible de provoquer un retour affectivement positif.

L'emploi moderne ne permet plus de retour positif ou, quand il le permet, les retours positifs sont attribués de manière aléatoire et non en fonction des actes posés. Le management post-fordiste organise la concurrence de tous contre tous de manière permanente. Jamais, une victoire ne signifie un repos, jamais une tâche ne signifie le plaisir du devoir accompli car, le lendemain, l'heure d'après, Sisyphe revient et impose sa remise en concours perpétuelle. Par ailleurs, ce ne sont pas les actes réussis qui sont récompensés, c'est le fait d'être meilleur - c'est-à-dire plus rapide ou plus soumis - que les autres.

De même, l'amour, la collaboration, le fait de pouvoir faire appel au dévouement, à la confiance, à l'amitié d'autrui dans l'acte de travail stimule l'ocytocine. 

L'emploi ne permet pas d'incarner le désir dans l'acte mais qu'il se borne à soumettre l'acte à une logique extérieure (celle du profit éventuellement incarné par un patron ou un contre-maître, mais ce n'est pas nécessaire) et qu'il s'organise par la concurrence de tous contre tous, la production de ocytocine n'est plus non plus à l’œuvre dans l'acte. 

Comme l'emploi est une vente de temps contrainte par l'aiguillon de la nécessité, les employés surmenés (ou les workaholiques) manquent de temps, de ressources psychiques pour développer des relations affectives intimes, désintéressées. Ceci compromet non seulement la production d'ocytocine de l'employé mais aussi celle de ses proches, de ses enfants. Ces enfants seront alors des êtres privés de système endocrinien performants, ce qui les mettra à la merci de comportement addictifs.

Mais la vente du temps dans l'emploi impose la productivité dans le temps vécu et l'extension du temps travaillé. Il s'agit de produire davantage dans le même laps de temps, il s'agit de gagner en compétitivité. Comme tous les employés sont soumis à la même logique criminelle, les gains sont nuls en terme de valeur économique. Il y a pire. Le stress permanent auquel sont soumis les employés pour arriver à répondre aux exigences contradictoires du management détruit leur système endocrinien du stress avec les conséquences que nous avons décrites: dépression, hyperactivité (ou acédie), dépendance, troubles obsessionnels compulsifs.

Parallèlement, les double binds, les doubles contraintes empêchent le travail en emploi de ressembler de près ou de loin à une quelconque réalisation de soi. La double contrainte, c'est quand il faut faire une chose et son contraire: il faut être rapide et bien faire le travail; il faut obéir à l'encadrement et faire preuve d'initiative et de créativité; il faut être fidèle à l'entreprise, l'aimer et l'entreprise ne fait de sentiment, "on est là pour gagner de l'argent".

Les doubles contraintes fragilisent la santé mentale des employés alors que les frustrations et les impossibilités de l'emploi les placent en situation de développer des addictions.

Fragilisés, isolés, coincés entre la contrainte de la nécessité, l'envie de reconnaissance et le délitement de la société, les employés deviennent alors de la chair à profit et sombrent dans un mutisme gris que - suprême supplice - ils transmettent malgré eux aux gens qu'ils aiment.

  • Récapitulatif

La propriété lucrative, le fait de retirer de l'argent de titres de propriété nourrit l'avidité. L'avidité des propriétaires lucratifs les poussent à mettre la pression sur les producteurs pour qu'ils produisent de la valeur économique. L'anonymisation des sociétés par actions a fait exploser le phénomène en déresponsabilisant les propriétaires.

Les producteurs sont mis sous pression, sous stress de manière permanente. Jamais, la récompense 'chimique' ne vient relâcher le stress.

Le management post-fordiste accentue la tendance puisqu'il oppose les producteurs entre eux, les isole, ce qui les rend plus vulnérables au stress (et plus agressifs pour tenter d'échapper au stress) et atrophie leur système de production et de réception d'ocytocine.

L'aiguillon de la nécessité stresse de la même façon de manière permanente les producteurs. Le cadre de vie est précarisé, la survie est en permanence menacée. Le stress permanent génère les dysfonctionnements propres à l'exposition prolongée à la cortisol.

Par ailleurs, la vie sous le signe de la compétitivité s'accommode mal de moments de plaisir - notamment de plaisirs partagés. Cette absence anémie la production et les récepteurs de dopamine.

Le management en particulier et la situation d'emploi en général multiplient les situation de double binds, d'injonctions paradoxales. Il faut être soi-même et obéir à l'impératif de productivité. Il faut être conforme à l'esprit d'entreprise et être créatif, innovant et adaptable. Il faut aimer l'entreprise mais l'entreprise est là pour faire de l'argent, etc.

L'injonction paradoxale génère du stress de manière continue - nous en avons vu les effets.

Comme la concurrence et l'emploi organisent des relations interpersonnelles individualistes, sans intérêt à la coopération, le partage, l'amitié ou l'amour deviennent des choix coûteux, des options de vie compliquées à assumer, ils sont synonymes de déclassement, d'ostracisme social. Par ailleurs, le temps mangé par la production à profit économique entre directement en concurrence avec le temps partagé, le temps en famille. La déliquescence des relations humaines qu'induisent la rareté du temps et l'individualisation des relations interpersonnelles atrophie les systèmes hormonaux de plaisirs, d'attachement: l'ocytocine est contre-productive pour l'économie capitaliste.
Par ailleurs, la propriété lucrative oblige à effectuer ses tâches rapidement, efficacement. La découverte et le plaisir de l'acte sont congédiés au profit d'une gestion très utilitariste de l'acte. L'enquête et l'expérience sont remplacées par  les protocoles. La dopamine n'a plus de lien avec l'acte, le plaisir est exilé du travail concret.

Tous ces éléments construisent des êtres angoissés, solitaires, vides qui doivent pallier leur absence de lien humain, d'amour, de joie, de stimulations dans de pauvres ersatz, dans ce que propose le bonheur marchand de la consommation.

Le système pathogène capitaliste se reproduit lui-même et tient sa propre logique, au détriment des aspirations, des désirs et de la santé.

La guerre de la concurrence et l'automatisation de la production créent un monde de solitudes, d'ennui, d'angoisse, un monde sans monde dans lequel le psychique est fragilisé, faute d'amour, faute de personnes de confiance. Ceci rend les prolétaires sensibles à l'addiction, cela entraîne des comportements de compensation susceptibles d'être dangereux pour la santé physique et mentale.





ocytocine dopamine s. endocrinien Cort. Orbito-frontal
Accumulation
→ productivité
Management pour être le plus productif Contre-productive L'initiative devient obéissance Sur-sollicité
stress continu
Mis à mal par l'aléatoire


Concurrence entre les travailleurs anéantie grégarisme Stress continu L'autre est une menace
Aiguillon de la nécessité Rareté, le lendemain n'est pas assuré Sous-sollicitée

Angoisse
stress continu
Menace diffuse
Propriété lucrative Le travailleur doit payer le propriétaire de l'usine en travailllant plus, en obéissant Sous-sollicitée Impuissance Angoisse
stress continu
Sans objet
Industrie Efficacité et détermination des mouvements, des pensées Contre-productive Contre-productive

Sans objet
Désir et consommation La puissance devient pouvoir d'achat Utilisée en vecteur d'addiction Utilisée en vecteur d'addiction Dysfonctionnel Dysfonctionnel
  • Pistes

Quitter la dépendance, construire les bases d'un sujet sain ce qui implique renoncer à l'accumulation, à la propriété lucrative, à la productivité, au management, au lien stressant entre la rémunération et le travail concret, au chantage de l'emploi et du chômage. Comme l'addiction pallie le manque d'attention, de présence humaines, la question de civilisation que pose le règne du capitalisme est celle du retour de la relation qui valorise, de la coopération, du plaisir d'être ensemble ou de ce qu'on pourrait appeler l'amour.