Violence

  • Introduction

Prenons la scène du syndicaliste interviewé par le présentateur du 20h. La violence avec laquelle ce journaliste somme le syndicaliste licencié après des années de concessions et des mois de lutte d'expliquer sa violence envers les pots de fleurs dans l'entrée de son usine à l'occasion d'un mouvement de grève oblige le syndicaliste à modifier le cadre du débat pour évoquer la violence sociale dont il est l'objet (voir ici, ou, encore plus fort, ici).

Nous avons là trois formes de violence.

Violence I: Le mépris du hors cadre


Le journaliste incarne la violence du mépris d'une caste dirigeante envers les dominés. Au nom d'une prétendue neutralité sociale, il enjoint au dominé de s'expliquer sans devoir, lui, expliquer sa position de quelque manière que ce soit. 
Les dominants maîtrisent les médias, leur langage et le cadre dans lequel les syndicalistes ont l'occasion de s'exprimer. Cette domination mielleuse, cet horizon d'évidence est peut-être la forme la plus perverse, la plus efficace de violence car la victime de violence est exclue en tant que cadre de pensée, en tant que point de vue et en tant que subjectivité. Le dominé est marginalisé, animalisé, réifié dans un entre-soi de moqueurs bourgeois assis sur des certitudes violente. C'est de cette violence dont il est question dans Le dictionnaire des idées reçues, de Flaubert ou dans Mythologies, de Barthes. Les deux auteurs français démontent les a priori bourgeois sur lesquelles s'appuie la violence de la domination.

Violence II: La violence sociale


La violence sociale à laquelle fait allusion le syndicaliste est celle du travailleur qui est dépris de son destin professionnel. 


Il doit accepter la fermeture de l'usine comme il a dû accepter de se taire, lui qui y travaille toute sa vie, quand cette usine a ouvert, quand il s'est agit de déterminer ce qui y serait produit et comment. La violence sociale, c'est le fait d'être traité en mineur économique dans le collectif de production dont on fait partie, c'est le fait d'être prolétarisé, d'avoir un livret ouvrier ou un CV, c'est le monopole de la propriété lucrative qui nous prive de liberté. Car la violence sociale repose toujours sur la privation du droit de propriété d'usage des ressources communes (l'enclosure) et sur la propriété lucrative des outils de production.

Violence III: La violence sur les corps


La violence physique, enfin, dont furent victimes les malheureuses plantes fait écho aux deux premières violences: faute de pouvoir décider de son destin, faute de pouvoir même exprimer la violence de cet exil intérieur, le corps se débat et pose des actes de rages, d'impuissance. 
Cette violence traverse également les innombrables conflits que génère immanquablement l'accumulation capitaliste. Les industriels réalisent alors leurs profits, la valeur accumulée se détruit et les États, dans le chaos apocalyptique de la guerre, tente de réaliser leur production, de sécuriser et d'étendre leurs marchés. Mais les soldats sont tous des prolétaires, rongés par la peur, sans raison de classe de se battre contre des bougres avec qui ils partagent ce point de vue de classe.

Les trois violences ne sont pas du même ordre mais elles sont liées. La violence du mépris de classe naturalise, légitime la violence sociale. La violence physique, quand elle est le fait du prince, appuie les deux premières formes de violence et, quand elle est le fait du dominé, elle tente de les renverser dans une réaction légitime à la menace sur la dignité.

Pour autant, la violence n'est pas toujours payante en terme politique. Par contre, les changements politiques radicaux se font rarement sans la pression populaire, sans une forme ou une autre de contre-violence.

  • Friot et la violence de la valeur économique

Pour Bernard Friot, la valeur peut être comprise sous deux aspects. La valeur d'usage correspond à un travail concret, à la réalisation concrète d'un bien ou d'un service incarné alors que le travail abstrait crée une valeur abstraite qui atteste un rapport de force, une violence sociale. L'attribution de valeur économique à un bien ou un service n'est pas naturelle, elle est l'objet de rapports de force, de pouvoir entre les êtres humains. 

La modalité même d'attribution de valeur économique a tout à voir avec la violence sociale. L'économiste dégage deux types de création de valeur économique, deux façons d'organiser la violence sociale des valeurs économiques. 

La convention capitaliste du travail correspond à la violence sociale de la propriété lucrative, du temps et de l'accumulation. Les prolétaires sont dépossédés de leur propriété d'usage, de leur temps et des richesses qu'ils produisent. 

Par contre, la convention salariale du travail concentre la violence sociale dans les degrés de qualification des travailleurs. Ces degrés reconnaissent une participation à la création de valeur économique par la société et sont susceptibles d'être le siège de lutte, de tensions. La qualification personnelle est ensuite sanctionnée par un salaire attaché à la personne.


  • Lordon et la violence du désir

Entre les désirs de l'employé et de la logique de profit, il y a toujours un décalage. Ce décalage que l'économiste résume par l'angle alpha atteste l'écart irréductible entre la puissance désirant du sujet-producteur et de la logique productive induite par la violence sociale. Le management s'attache à nier cette violence (le désir de l'employé doit être réductible au désir de l'entreprise), à la transformer en attachement (l'employé doit être fidèle à l'entreprise, il doit lui être attaché alors que cette entreprise ne ressent rien puisqu'elle est conduite par un corps d'actionnaires vénaux). L'écart entre les désirs personnels et les désirs attendu par l'encadrement et par l'entreprise incarne d'autant mieux cette violence que l'employeur détient le monopole de la reconnaissance sociale de la légitimité économique.

  • Delphy et la violence domestique

L'ennemi principal, c'est la domination masculine sur l'activité féminine pour la philosophe et militante. La féministe marxiste analyse les rapports de domination matériels au sein de la famille entre les hommes et les femmes. Les femmes prestent le travail gratuit, utile, certes mais c'est un travail qui n'est pas reconnu comme productif. Les hommes, eux, travaillent contre salaire, ils sont reconnu producteurs économiques. Les femmes élèvent les enfants gratuitement pendant que les hommes travaillent et accumulent des droits salariaux. Elles s'occupent du ménage, du potager ou du réseau social de la famille gracieusement.

La libération des mœurs n'a pas été celle de la femme puisque le divorce appauvrit la femme (qui a travaillé pour rien alors que l'homme accumulait ses points pension) et enrichit l'homme (qui rechigne à payer de dérisoires pensions alimentaires). De même, l'irruption de la femme sur le marché de l'emploi a été une victoire à la Pyrrhus: le second revenu est rapidement devenu indispensable au ménage - les femmes ont donc été contraintes de se vendre sur le marché de l'emploi, à l'instar des hommes - mais, comme les femmes assument le travail gratuit, le travail domestique seules, leur "valeur reconnue" sur le marché de l'emploi est demeurée moindre. Elles se sont retrouvées obligées de travailler dans l'emploi comme les hommes mais à un prix moindre.

La domination domestique peut prendre des formes particulièrement virulentes dans le cas des exploitations agricoles ou chez les petits indépendants. Le paysan et la paysanne triment pour la propriété du seul homme. La femme est sous sa complète dépendance alors même que son ouvrage l'enrichit. Une boulangerie familiale, un petit commerce, une boucherie fonctionnent de la même façon. Monsieur et madame travaillent ensemble mais au nom de monsieur, pour la propriété de monsieur.

Madame demeure alors toute sa vie une travailleuse gratis, dépendante matériellement du bon vouloir de monsieur, sans avoir droit à une juste rémunération. Le salaire et la propriété deviennent alors les vecteurs de la domination, de la violence sociale dont la femme est l'objet.

  • Engels et la violence institutionnelle


Pour Engels, ce sont les infrastructures économiques qui déterminent les superstructures sociales, religieuses ou politiques. Pour faire simple, c'est le moulin à vent qui donne le Moyen-Âge et non la religion, l'organisation sociale ou les enjeux politiques qui donnent le moulin à vent.

Résumé de l'extrait:

La société ante-capitaliste s'organise en gens (mot latin signifiant la famille, prononcé avec le "g" de garage et le "en" comme "haine" et le "s"), en groupes de familles élargies, en tribus. Au moment où l'évolution technique de la production agricole permet la sédentarisation, les champs, les cultures et l'échange, de ce fait, entre gentes.

La sédentarisation a rendu la main d’œuvre nécessaire, ce qui a ouvert la voie de l'esclavage. La maîtrise du fer a amené la division du travail entre artisan et paysans et, avec elle le commerce. Le commerce a fait apparaître les riches et les pauvres et, avec cette stratification sociale, l'apparition de la famille comme unité économique de la société. La division du travail fait aussi apparaître les commerçants, intermédiaires parasites entre les producteurs. Cette organisation du travail rend les anciennes institutions tribales caduques. Elle lui substitue l'État - et ses élections bourgeoises - en intermédiaire soi-disant neutre.

Le développement de la production dans toutes les branches - élevage, culture, artisanat, domestique - permit à la force de travail humaine de créer plus de produits que n'en exigeait son entretien. En même temps, il augmentait la somme de travail journalier qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté familiale ou de la communauté isolée.

L'acquisition de nouvelles forces de travail devint utile. La guerre les fournit [Engels lie les formes deux et trois de la violence dès l'origine]: les prisonniers de guerre furent réduits en esclavage. La première grande division sociale du travail accru la productivité du travail, donc de la richesse. Elle étendit le champ de la production [la création de richesse sociales est liée à la violence sociale et physique](...). De la première grande division sociale du travail, jaillit la première division de la société en deux classes: maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.

(...)

La même cause qui assurait autrefois la prédominance de la femme dans la maison, c'est-à-dire son emploi exclusif au travail ménager, cette même cause assurait désormais l'autorité de l'homme: celui-ci était tout, l'autre, un complément insignifiant.

(...)


Le fer permit [ensuite] de cultiver de plus grandes étendues de terre et de défricher d'immenses espaces boisés. Il donna au travail manuel un instrument d'une dureté et d'un tranchant dont pas une pierre, pas un autre métal ne pouvait fournir l'équivalent. 

(...)

La richesse se développait rapidement, mais comme propriété individuelle. Le tissage, la métallurgie et les autres travaux manufacturiers, qui se distinguaient de plus en plus les uns des autres, créèrent une différenciation croissante des branches de la production. (...) Une activité si variée ne pouvait plus être exercée par les mêmes individus: la deuxième grande division du travail s'opéra, le travail artisanal se sépara de l'agriculture.

(...)

Avec la division de la production en deux grandes branches: l'agriculture et l'artisanat, naît la production destinée expressément à l'échange, la production de marchandise, ainsi que le commerce, non seulement à l'intérieur de la tribu, ou avec ses voisins, mais déjà par mer.

(...)

À côté de la distinction entre hommes libres et esclaves apparaît la distinction entre riches et pauvres. C'est une nouvelle division de la société en classes que provoque la nouvelle division du travail. L'inégalité entre chefs de famille selon les richesses dont chacun est propriétaire privé fait disparaître l'antique communauté villageoise. (...) La terre labourable fut assignée aux familles privées d'abord temporairement, plus tard de façon définitive. Sa transformation intégrale en propriété privée s'opéra graduellement et parallèlement avec la transformation du mariage syndiasmique en monogamie. La cellule familiale commençait à devenir l'unité économique de base de la société.

(...)

La guerre qui autrefois n'était déclarée que pour se venger des offenses ou pour étendre le territoire devenu trop étroit, fonctionne maintenant comme moyen de pillage. Elle devient une industrie permanente. 

(...)
 [L]es organes de l'organisation gentilice se détachent progressivement de leur racine - le peuple, la gens, la phratrie, la tribu - toute l'organisation gentilice se transforme en son contraire: d'une organisation de tribus établie en vue de régler librement leurs propres affaires, elle devient une organisation destinée au pillage et à l'oppression des voisins. Parallèlement à cette transformation, les organes de la volonté populaire deviennent des institutions indépendantes dont la raison d'être est la domination exercée sur le peuple et son oppression. 

(...)


[La civilisation] s'ouvre par un nouveau progrès de la division du travail. Dans une période barbare inférieure, les hommes ne produisaient qu'en vue de leurs propres besoins. L'échange n'intervenait que rarement et portait sur des produits qui se trouvaient par hasard en surabondance. 

(...)

La civilisation consacre et développe toutes les formes antérieures de division du travail. Elle accentue notamment l'opposition entre la ville et la campagne (d'où dérive la possibilité pour la ville de dominer économiquement la campagne, comme dans l'antiquité, ou pour la campagne d'exercer la même prédominance sur la ville, comme au Moyen-Âge). Et elle ajoute une troisième division du travail qui lui est propre, et qui a une importance décisive: elle enfante une classe qui ne s'occupe plus de la production, mais de l'échange des produits, exclusivement: les marchands.

(...)

Voici que, pour la première fois, apparaît une classe qui, sans prendre part d'une façon quelconque à la production, en acquière la direction complète et asservit économiquement les producteurs, qui se fait l'intermédiaire indispensable entre deux producteurs et les exploite tous les deux. (...) Tant que dure la civilisation, elle est appelée à recevoir de nouveaux honneurs et à exercer une domination croissante sur la production - jusqu'au jour où elle produit enfin elle-même quelque chose: les crises commerciales périodiques.

(...)

Les institutions gentilices étaient nées d'une société qui ne connaissait point d'antagonisme internes et elles n'étaient adaptées qu'à une pareille société. Elles ne disposaient d'aucun moyen de contrainte en dehors de l'opinion publique. Maintenant, au contraire, nous sommes en présence d'une société qui, en vertu des conditions générales de la vie économique, dut se diviser en hommes libres et en esclaves, en riches exploiteurs et en pauvres exploités, d'une société qui non seulement est impuissante à résoudre ses antagonismes, mais doit les accentuer de plus en plus. Semblable société avait seulement le choix entre deux solutions: ou bien vivre en état de lutte ouverte, permanente, opposant ses classes entre elles, ou bien se placer sous l'autorité d'une troisième puissance qui, planant en apparence au-dessus des classes en guerre, paralyserait les actes de violence et ne permettrait à la lutte des classes rien de plus que des affrontements soi-disant légaux sur le terrain économique. Les institutions gentilices avaient vécu. Elles avaient succombé sous la pression de la division du travail et de son produit, la division de la société en classes. Elles furent remplacées par l'État.

Engels, Théorie de la violence, 10/18, 1972, pp. 228-233.