Anthropologie

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La pensée du capitalisme se fonde sur des considérations anthropologiques. Elle voit les êtres humains comme des créatures qui ont besoin d'être animées par l'aiguillon de la nécessité pour les plus misérables et par l'impératif d'accumulation infinie pour les plus riches. Cette vision de l'humain fait l'impasse sur le fait que nos ancêtres se sont passés de l'aiguillon de la nécessité pendant des millions d'années. Les travaux des monastères l'attestent : un humain assuré de sa survie, logé, nourri, protégé des aléas de ses pairs et de la nature produit – ce qui a d'ailleurs provoqué une prospérité des monastères qui n'a pas, elle non plus, été sans poser de problème.

Nous nous contenterons, dans cette note, d'esquisser les enjeux qu'amènent quatre anthropologues sans prétendre ni de loin ni de près épuiser le sujet. C'est que ces anthropologues mériteraient tous les trois un ouvrage au moins égal à la totalité de celui-ci en importance mais cela nous amènerait en dehors de l'économique stricto sensu. Nous invitons donc nos lecteurs intéressés par cette question à pousser leurs lectures plus avant, à consulter les ouvrages référencés et nous sollicitons votre indulgence par rapport au caractère très (trop) résumé de l'ensemble des questions soulevées.

Lévi-Strauss constructeur de structures sociales 

 

 



Pour Claude Lévi-Strauss1, la violence sociale s'organise dans des structures claniques ou tribales qui n'ont rien d'idyllique. Elles construisent les rôles sociaux, distribuent les actes productifs en fonction des sexes, des lignages ou des alliances. Cette façon de produire n'a rien à voir avec les présupposés capitalistes d'aiguillon de la nécessité et de nécessité d'accumulation. Elle dessine des sociétés dans lesquelles la propriété des outils de production est commune, dans lesquelles la violence sociale ou l'hubris est hypostasiée par les rites, la pensée magique et la catharsis.

Pierre Clastres, la société contre l'État


Pierre Clastres2 distingue deux types d'organisation de la violence sociale. Les structures horizontales, les sociétés, organisent des modes de prise de décision qui impliquent les intéressés alors que ce que l'anthropologue définit comme les États, sont des structures de prise de décision verticales dans lesquelles les preneurs de décision ne sont pas celles et ceux qui les subissent. Ce type de division est fort bien étayé par les recherches sur les tribus amérindiennes. Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur la pertinence de la division société-État, cette division témoigne en tous cas de modes d'existence sociale distincts, régis par d'autres mœurs, par d'autres lois (écrites ou orales), par d'autres coutumes.

Max Weber, l'esprit du capitalisme 

 


Mais nous serions par trop incomplets si nous ne mentionnions l'existence du travail de Weber3. Le sociologue allemand du début du vingtième siècle constate que l'ascension sociale des protestants, en Allemagne, est anormalement élevée alors qu'il s'agit d'une majorité religieuse qui n'est aucunement menacée. Les protestants allemands occupent des postes plus élevés que leurs compatriotes catholiques pourtant minoritaires. En étudiant les textes du protestantisme, il fait le lien entre l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. La fameuse auri sacra fames, la soif exécrable de l'or, est intemporelle : que l'on se rappelle les marchands au moyen-âge, les prêteurs sur gage ou les créanciers de tout temps. Ce qui est nouveau de le capitalisme, c'est que le travailleur, une fois qu'il a gagné de quoi vivre sa journée continue à travailler pour en gagner davantage. Dans une société traditionnelle, si des paysans doublent leur rendement par l'invention d'une technique nouvelle, ils interrompent leur journée à midi au lieu de gagner deux fois plus que nécessaire. La tendance à accumuler et non à dépenser s'affirme en tant que nouvelle tendance dans le capitalisme, c'est l'ascèse des possédants. Ces traits – ascèse et travail au-delà du minimum – sont inscrits dans une vision protestante du monde, dans une vision d'un homme prédestiné dont le mérite est reconnu par la réussite sociale, dans une vision d'un homme qui contrôle strictement ses affects, ses actes pour les mettre en conformité avec un message, avec une injonction divine.


David Graeber et la mort du troc


Pour Graeber4, c'est la dette qui a précédé l'argent. L'économie à ce moment-là se caractérisait par une communauté commune des moyens de production. La monétisation des échanges économiques n'a pas été précédée par une phase de troc où d'hypothétiques partenaires commerciaux échangeaient des marchandises: cet échange est impensable dans une communauté dans laquelle la propriété des moyens de production est partagée. La monétisation a été amenée par le solde des soldats, par la nécessité pour eux de négocier le fruit de leurs rapines. Quant aux dettes initiales qui étaient des dettes d'honneur par essence impayables, elles sont devenus problématiques à partir du moment où il y a eu privatisation de la propriété des moyens de production et monétisation de l'économie. Ces dettes grevées d'intérêt ont organisé l'économie dans son entièreté, elles ruinent les populations les moins riches, sabotent l'outil économique, concentrent la richesse et asservissent les travailleurs.


L'Homo Œconomicus libéral est mort


Selon les conclusions de Heinrich et son équipe, les fondements anthropologiques du libéralisme ont été invalidés (voir notre article-traduction ici, en français).


Conclusions anthropologiques 

 


L'esprit du capitalisme est en tout cas culturel, ce n'est pas un trait inhérent à la nature humaine. Weber lui oppose la société traditionnelle, Clastres lui oppose la société et Lévi-Strauss décrit des modes d'organisation structurelle distincts. À l'aune de ces considérations, le modèle anthropologique libéral n'est pas une fatalité insurmontable, c'est un choix politique.




1 C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, édition Pocket, 2009.


2 P. Clastres, La Société contre l'État, Éditions de Minuit, 1974, édition 2011.


3 M. Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Gallimard, 2003, collection Tell.


4 D. Graeber, Debt, the first 5,000 years, Melville House, 2012.