Tufshan ( تفشحاً)

En arabe dialectal d'Arabie saoudite, le concept de Tufshan (تفشحاً) désigne un sentiment d'inutilité handicapant. Ce sont surtout les pauvres qui ressentent la Tufshan dans un royaume saoudien où ils n'ont rigoureusement aucune perspective - et les pauvres ne sont pas tous des émigrés là-bas.

Ce sentiment propre à la situation sociale du royaume saoudien se retrouve néanmoins chez les producteurs de tous les pays que le système de l'emploi relègue aux marges de la société, dans des boulots pourris ou au chômage.

Nous avons traduit le résumé que fait The Economist de Joyriding in Riyadh: Oil, Urbanism, and Road Revolt in Saudi Arabia, de Pascal Menoret (ici, en anglais). Extraits pour comprendre cette idée de "Tufshan" si peu exotique.
Le mot décrit la "torpeur subtile et incapacitante" qui résulte de l'avènement d'un sentiment d'inutilité et d'inadéquation sociale. Ce sentiment est très répandu chez les jeunes et les ouvriers à Riyad, une ville que Mr Menoret appelle un "Eldorado sélectif où seule une poignée de gens devient riche", cet état de rejet génère non seulement l'ennui mais aussi une indifférence détachée qui peut être toxique voire révolutionnaire.
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Riyad s'étend maintenant sur 80 km et héberge cinq millions de personnes. C'était une petite ville de 300 mille habitants jusque dans les années soixante-dix. Plus de la moitié des habitants était alors des Bédouins déracinés des steppes arides environnantes, beaucoup d'entre eux logeaient dans des baraquements et des bidonvilles. La crise pétrolière de 1973 a démultiplié les revenus nationaux saoudiens: lors des 15 années qui ont suivi, le nombre de véhicules immatriculés dans le royaume est passé de 60.000 à 3,9 millions. Les spéculateurs immobiliers et les princes avec un accès privilégié aux terres ont fait fortune alors que la ville grandissait et évoluait vers une ville à l'américaine, avec des avenues, des appartements, des villas unifamiliales et des centres commerciaux.

Comme le souligne Mr Menoret, cette reconfiguration radicale n'a pas affecté les réalités sous-jacentes. La division étanche entre la classe moyenne urbaine et le prolétariat aux racines nomades s'est renforcée. Les programmes de démolition des bidonvilles ont rendu leur situation plus marginale, même alors que l'on demandait des travailleurs étrangers aux salaires anémiques, insuffisants pour élever une famille, pour des métiers non qualifiés. Pendant ce temps, la montée de la peur d'un État sécuritaire et de l'orthodoxie religieuse imposée par l'État, avec la séparation stricte des sexes, a anéanti l'espace de liberté personnelle.

Depuis les années 1980, beaucoup de jeunes Saoudiens aliénés ont échappé via le radicalisme religieux. D'autres ont choisi la révolte motorisée. Cette inclinaison, comme le souligne Mr Menoret, est encouragée par l'interdiction faite aux femmes de conduire. Conséquence de l'interdiction, les plus pauvres doivent conduire leurs sœurs ou leurs femmes alors que les plus riches laissent ces tâches ingrates aux servants étrangers.

Le sport de tafhit, de courses folles de voitures volées devant une flash-mob de jeunes admirateurs. Ces courses sont un défi aux autorités, une affirmation de masculinité et de fierté tribale. Selon une étude dans les trois plus grandes villes du pays, 45% des jeunes de 13 à 19 ans sont concernés et 10% y participent régulièrement.