L'engagement contre l'emploi, le rêve d'émancipation du travail est un idéal universel. Nous ne pouvons que difficilement émanciper quoi que ce soit si les producteurs se battent entre eux, qui pour des raisons politiques, qui pour des raisons ethniques ou confessionnelles.
Le sens de l'Atlas de l'emploi, c'est de donner une dimension mondiale au drame de l'emploi, c'est de souligner que, d'Ankara à Anchorage, de Vladivostok à Buenos Aires, ce sont les mêmes contradictions, c'est la même violence qui s'exerce contre les nôtres, contre les producteurs.
Les chômeurs belges sont exclus au même moment et de la même façon que les chômeurs états-uniens, ils sont harcelés de la même façon que leurs coreligionnaires autrichiens ou allemands - avec le même effet tragique sur les mères célibataires. Les mesures "d'activation" (de harcèlement) des chômeurs et des invalides sont prises en même temps dans toute l'Europe (et avec le même constant insuccès). Parallèlement au développement de la crise mondiale lié à la guerre mondiale contre le salaire, les libertés civiles s'amenuisent et les tensions communautaires se font jour alors que au même moment les rares pays qui s'inscrivent dans une politique salariale, l'Uruguay ou l'Équateur voient les tensions ethniques disparaître ou s'amenuiser.
Il ne s'agit ni de prôner une solution politique au drame de l'emploi dans un seul pays comme Staline ou de prôner une solution nécessairement immédiatement mondiale.
Nous ne prônons rien en tant que blogue. Nous posons l'emploi comme problème et réfléchissons dans le cadre ainsi posé. Il s'agit de comprendre, de témoigner, de partager l'information et, qui sait, de permettre à des luttes de se rencontrer, à des luttes de reformuler des objectifs en termes plus ambitieux, plus fédérateurs, plus efficaces.
Dans le cadre de ce travail particulier de récollection d'information du monde entier, nous avons constaté un phénomène récurrent. Les assassins recrutés par Daesh venaient souvent d'Irak, bien sûr, pays décimé par des décennies de guerres, mais aussi de pays beaucoup plus pacifiques tels que l'Europe occidentale ou les Balkans.
Tous ces combattants du désespoir partagent une connaissance sommaire, partiale et simpliste de l'islam et, sociologiquement, ils se distinguent tous par le fait qu'ils n'ont absolument aucune perspective de carrière professionnelle dans leur pays. Les jeunes des cités sont abandonnés depuis des décennies par les pouvoirs publics et sont confrontés au chômage de masse (accentué par le racisme des recruteurs); les fonctionnaires irakiens baasistes ont vu disparaître l'État par le truchement duquel ils pouvaient exercer un métier, avoir accès à une dignité et faire valoir leur qualification2.
Il faut savoir, pour prendre une autre région du monde sujette au terrorisme, que le Pakistan connaît un phénomène massif d'accaparement des terres par la dette. Les paysans y sont littéralement mis en esclavage par leurs propriétaires terriens. Mais, avec l'abolition légale de ce type d'esclavage, les propriétaires moyens ont tendance à chasser les paysans de leurs terres pour s'adonner à des monocultures d'exportation3. Ces paysans sans terre sont des cibles idéales pour les mouvances islamiques locales4.
Or les paysans endettés, condamnés à l'esclavage sont également sans perspective.
Dans cette vision transnationale, avec le point de vue anti-employiste qui est le nôtre, il appert que la panacée au terrorisme, c'est d'offrir des perspectives professionnelles, c'est de permettre aux producteurs l'ambition d'une carrière, la sécurité d'un salaire, la reconnaissance d'un statut et d'une qualification.
Cette conclusion rejoint celle de Patric Jean sur Médiapart5. Un jeune de banlieue, en France, a aussi sombré dans le terrorisme faute de perspective professionnelle, faute d'avenir. Ceci n'a rien à voir avec une quelconque religion ou une quelconque interprétation de telle ou telle religion. Toute religion, toute idéologie deviennent dangereuses quand l'avenir est bouché. Cela se vérifie de manière tragique dans la violence cultivée par des groupuscules fascisants en Europe: c'est la même jeunesse, c'est la même absence de perspective, seule diffère l'idéologie de référence.
Il est urgent que nous nous réapproprions notre avenir, nos usines, nos bureaux, nos projets, notre temps. Il est urgent que nous récupérions ce qui est à nous: l'économie, la société et notre vie.
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1 Voir l'article sur l'attentat de Charlie Hebdo ici.
2 Voir les articles sur le recrutement du Daesh dans les Balkans ici et en Irak ici.
3 Voir l'article du Monde ici.
[J]’ai pu creuser encore ce phénomène de bonded labour.
Il s’est répandu dans les régions méridionales de la province avec l’accélération de la mécanisation de l’agriculture et l’adoption de cultures de rente, telle que la canne à sucre, et aux dépens de cultures vivrières. De fait, il s’agit d’un phénomène plutôt récent. Les paysans dans le Sind sont en général pérennes – moroussi hari en sindhi – c'est à dire rattachés à terre, partie de cette terre, et donc vendus avec elle si celle-ci change de main. Le système du partage à égalité de la récolte entre les paysans et le propriétaire qui est en vigueur actuellement dans la province est assorti également de l’application du même principe pour l’achat des intrants. Mais, par dessus tout, Il y a des liens affectifs, en quelque sorte, réciproques et enracinés dans les lieux, transmis d’une génération à l’autre, qui lient les paysans et le propriétaire. Les paysans habitent la terre de leur propriétaire, évoluent sous la houlette de sa famille, lui rendent de nombreux autres services tels que les travaux domestiques, le gardiennage contre le vol des récoltes, et surtout, pour en revenir au sujet qui nous occupe aujourd'hui, constituent son électorat dans les élections locale, provinciale et nationale. En effet, la représentation revient de droit à la famille du propriétaire, et ce quel que soit le parti politique auquel celle-ci adhère.
Si ce système fonctionne toujours dans le cas des grands chefs féodaux, les propriétaires moyens s’en accommodent de moins en moins. Avec la culture de la canne à sucre, le propriétaire n’a pas besoin de s’occuper de ses terres et de ses paysans à longueur de l’année. Ses revenus ont décuplé. Il habite plus la ville que la campagne. Il n’a besoin de main d’œuvre que pour quelques semaines lors des semis et lors de la coupe. Il y a peu de cultures permettant aux paysans de se nourrir puisque les cultures vivrières sont abandonnées. Au lieu de partager une récolte aussi lucrative, le propriétaire préfère payer ses paysans en liquide et seulement pour la période de travail effectif. Pour joindre les deux bouts et vivre le reste de l’année, les paysans empruntent de l’argent au propriétaire qui pour les contraindre aux prochains semis et aux prochaines récoltes le leur avance bien volontiers. Le propriétaire terrien dans le Sind, et ceci est toujours vrai pour les grands chefs féodaux, est traditionnellement aussi un chef spirituel, pir en sindhi, l’héritier en somme de la lignée d’un saint, supposé ou déclaré comme tel, dont il entretien le mausolée comme gage de son autorité religieuse. Avec l’instauration de relations commerciales, tout caractère sacré des relations entre les paysans et le propriétaire disparait. Rompus désormais aux mœurs commerciales, les paysans refusent de rembourser leurs dettes qui sont assorties d’un taux d’intérêt imposé très élevé. Le système traditionnel d’obligations réciproques qui les liait au propriétaire, non seulement sur le plan économique mais également sur les plans affectif, social et même religieux, s’effondre. D’où les détentions forcées de paysans et la création de prisons privées par les propriétaires terriens.
Bientôt, les paysans prendront conscience des possibilités légales que leur offre la loi bonded labour abolition Act promulguée au début des années 1990 grâce aux efforts des organisations des droits de l’homme telle que Human Rights Commission of Pakistan. Veeru Kohli et sa famille étaient tenues prisonnières par leur chef terrien. Après s’être évadée, Veeru Kohli obtint gain de cause auprès des tribunaux. Ce qui mena à la libération du reste de sa famille. Par la suite, des dizaines de milliers de paysans ont été libérés des mains de ces geôliers.
Mais, tout ce processus s’est déroulé sans qu’il y ait eu une prise de conscience générale dans la paysannerie et qu’aucun des partis politiques ait incorporé le problème agricole dans son programme et dans son action politique. Autant qu’il a été fait preuve d'audace pour obtenir leur libération, autant les prisonniers libérés ont été depuis laissés à leur sort. Ils ont été parqués dans des campements aux abords des zones urbaines de la province. Ne connaissant d'autres métiers que le leur, l’agriculture, bon nombre sont devenus mendiants ou ont dû s'associer à la petite criminalité. Plus grave encore, certaines ONG se sont mises à les utiliser uniquement pour faire valoir leur propre action auprès des donateurs étrangers, en les payant maigrement pour s'afficher et grossir leurs manifestations. Il n’y avait aucune force politique ou organisation paysanne pour se servir de leur exemple et répandre un message libérateur dans une société rurale totalement sous l’emprise idéologique des chefs féodaux.
Alors que l’état pakistanais s’est progressivement désinvesti des secteurs sociaux tels que l’éducation et la santé, les partis politiques, eux aussi, ont par convenance évacué les questions sociales vers les ONG. La réforme agraire n’est sur l’agenda d’aucun parti politique alors que moins de cinq cents familles féodales possèdent plus de 60 % des terres cultivables dans le Sind et le sud du Pendjab. Deux douzaines de familles féodales, avec leurs fiefs de voix captives, dominent la représentation politique dans ces régions. Elles dictent leur loi aux partis politiques, qu’il s’agisse du parti au pouvoir, le PPP, ou le principal parti d’opposition le PML (N), qui les courtisent. Aucun parti n’ose proposer une taxe foncière sur les propriétés agricoles. C’est ce qui a verrouillé le système politique au Pakistan et a rendu quasi impossible le renouveau économique et les changements sociaux. La démocratie électorale au Pakistan est ainsi tenue en otage par les propriétaires féodaux. Leurs mandats publics ne servent qu’à renforcer leur pouvoir social.
4 Voir l'article de Christian Pareti qui évoque la chose. L'article est publié dans The Nation et traduit et mis en ligne par le Courrier International, ici, en français.
Dans la province rurale du Sind [dont Karachi est la capitale], par exemple, les eaux ont fini par se retirer. Le mois de juin est arrivé, et avec lui le moment d’ensemencer les champs. Mais dans le camp situé près de Karachi, seulement la moitié des résidents sont repartis, alors que l’aide des organisations humanitaires diminue. “Nous préférons mourir ici plutôt que de retrouver nos propriétaires terriens”, jure Mehboob Ali, porte-parole du camp. La veille de ma visite, le Mutasereen Action Committee [comité d’action des victimes], la petite organisation sociale du camp, avait organisé un défilé pour demander le droit de rester et de construire des maisons. La police a chargé, utilisé du gaz lacrymogène et frappé à coups de bâton les manifestants.
Mais pourquoi ces victimes des inondations se mobilisent-elles ainsi pour rester vivre dans un camp de tentes noyé sous la poussière ? La réponse se trouve dans les terribles humiliations et l’exploitation qui constituent le lot quotidien de la plupart des Pakistanais vivant en zone rurale. Dans la province du Sind, les grands propriétaires terriens sont appelés zamindar et leurs métayers des hari. Depuis l’indépendance et la partition de l’Inde, en 1947 [qui a donné naissance au Pakistan], plusieurs tentatives de réforme agraire ont vu le jour, sans grand succès. Ainsi, aujourd’hui encore, les zamindar restent propriétaires de vastes étendues de terres sur lesquelles les hari vivent et travaillent comme des esclaves.
(...)
Ces inégalités alimentent un profond ressentiment, lequel finit généralement par exploser. Lorsque Benazir Bhutto fut assassinée, en décembre 2007, les émeutes qui éclatèrent dans les campagnes du Sind revêtirent clairement un aspect de classe : quand le calme revint, 34 stations-service, 18 gares, des centaines de voitures et de commerces privés et 176 banques avaient été vandalisées et brûlées. Aujourd’hui, dans l’Etat du Pendjab, certains hari commencent à soutenir des groupes de talibans dont les discours dénoncent l’exploitation de classe et appellent à une réforme agraire.
5 Voir l'enquête de Patric Jean dans Médiapart sur un jeune de banlieue qui a sombré dans le terrorisme (ici).
Si l'on refuse l'explication raciste, dite "islamophobe", il doit bien y avoir une autre explication. A force de refuser de se poser la question, on laisse la place vacante aux tenants de la haine des Musulmans et qui proposent de les déporter. Sur ce type de thèse, Pegida (Européens patriotes contre l'islamisation du pays) organise en Allemagne des manifestations qui ont un succès croissant.
A propos des jeunes français-e-s partant faire le jihad au Moyen-Orient, on ne peut qu'être frappé par la surprise que leur conversion violente suscite chez celles et ceux qui les ont connu-e-s. On parle de jeunes gens calmes, sans problèmes, serviables, amicaux et qui tout à coup ont versé dans une folie meurtrière. Tout cela ne nous pose t-il pas question?
Une affaire un peu ancienne devrait nous éclairer. Khaled Kelkal était un jeune algérien arrivé en France à l'âge de deux ans. Membre du GIA, il est l'un est principaux responsables de la vague d'attentats commis en France et a été tué par la police en 1995. Or, un sociologue allemand, Dietmar Loch, avait interrogé ce jeune habitant de Vaulx-en-Velin, le 3 octobre 1992. A cette époque, Kelkal n'est pas encore un terroriste. C'est un jeune désœuvré qui a commis de petits délits et fait un court séjour en prison. La révélation de l'interview fut donc un choc pour celles et ceux qui voulurent bien s'y pencher.
En résumé, Kelkal (21 ans au moment de l'entretien) raconte son parcours scolaire. Tout va parfaitement bien au collège où il a de bonnes notes. Il se sent bien, il est apprécié. "Au collège, ils reconnaissaient notre valeur, ils savaient ce qu'on valait et ils connaissaient nos limites." Mais au lycée tout bascule. "Moi, je ne trouvais pas ma place, j'étais mal. Je suis arrivé au point de me dire : « Qu'est-ce que je fous là ? »." A tort ou à raison, Kelkal se sent très stigmatisé. "Des fois, il y avait une calculatrice qui disparaissait dans la classe... J'étais pas un voleur, j'étais rien ; mais, en étant le seul Arabe, je me sentais mal en pensant « Tous les gens doivent penser que c'est moi ». Et vous avez des regards indiscrets. Je me dis : « Qu'est-ce que je fous là ? On ne m'accepte pas ici, j'ai rien à faire ici.» "
Découragé, il quitte le lycée malgré les reproches de sa famille qui l'incite à étudier. "Quand j'ai arrêté l'école, ma mère, toute la famille, m'en a voulu." Puis, "mon frère, il m'a donné des conseils, et le jour où je suis vraiment parti de travers, il m'a pris : « Ça ne va plus ! » Ça m'a touché, aussi ça m'a vexé. C'est là où je suis parti."
Kelkal quitte alors sa famille et va chez un ami. Isolé, il se met à voler. "Alors il fallait que je compte sur moi-même, obligé d'aller voler. Mais c'était surtout une question de vengeance. Vous voulez de la violence, alors on va vous donner de la violence. On parle de nous seulement quand il y a de la violence, alors on fait de la violence. Nous, c'était à l'échelle individuelle."
Il ne parvient pas à décrire son malaise à propos de l'école. Il reconnaît lui-même ne pas trouver les mots. "On n'a pas trop les valeurs d'éthique. Ça fait qu'on est tenté de partir là où on se sent mieux. Moi, je répondais par la violence individuelle." Dans une région où les immigrés ont été ghettoïsés, Kelkal décrit ainsi son malaise: "Nos parents nous ont donné une éducation, mais en parallèle les Français nous ont donné une autre éducation, leur éducation. Il n'y a pas de cohérence. Il y a un petit peu de ça, un petit peu de ça, un petit peu de ça."
Beaucoup d'autres jeunes sont de la même manière en déshérence dans son quartier, sans diplôme ni travail.