Des fondements idéologiques de la sécurité sociale (Arcq et Blaise)

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Note de lecture de Étienne Arcq, Pierre Blaise, Des fondements de la sécurité sociale 1944-1960, in Courrier hebdomadaire du CRISP, 1994/28 (n° 1453-1454), pp. 1-80.

Dans la première période après la mise sur pied de la sécurité sociale, les différents acteurs l'évaluent.

La FGTB (syndicat socialiste), dans sa résolution du 1er et 2 décembre 1951 loupe l'aspect révolutionnaire de la pratique de la valeur de la sécu et parle déjà de redistribution et de solidarité, loin de toute classe à l'offensive.

La sécurité sociale, née du besoin d'assurer à tout homme la sécurité dans l'existence, doit trouver son fondement dans la justice et son expression dans la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale. Elle doit viser à une redistribution équitable du revenu national, en faveur de la classe laborieuse, par la garantir contre tous les risques et pour la mettre en état de subvenir sans difficultés à tous ses besoins. Le Congrès tient à souligner que (...) le fondement de la sécurité sociale ne peut être uniquement le concept de la responsabilité individuelle de l'homme: la communauté dont le travailleur est l'élément actif, a également le devoir de veiller à la sauvegarde de la sécurité sociale de ses membres. (1)

La CSC (syndicat catholique) affirme que les cotisations sont une part intégrante du salaire:

(...) le salaire minimum dû par l'employeur aux salariés en vertu de l'équité, doit lui permettre, non seulement de pourvoir convenablement à son entretien et à celui de sa famille mais aussi de s'assurer contre les conséquences financières d'accidents, de maladies, d'invalidité, de vieillesse, de décès prématuré et de chômage normal. (2)

L'État doit rester un simple supplétif mais le juste salaire doit permettre l'épargne et l'assurance libre complémentaire. Le syndicat chrétien s'inquiète de l'absence de couverture pour les femmes mariées au foyer. Après guerre, le syndicat chrétien demandera une organisation de la sécu par branche avant d'abandonner ce mot d'ordre.

Le FIB (Fédération des industries belges - patronat) et la VEV (Vlaamse Economisch Verbond) soutiennent au départ la sécurité sociale. Mais le FIB souligne

(...) ce régime serait économiquement indéfendable s'il ne trouvait pas son équivalent dans les principaux pays qui sont nos concurrents sur le marché mondial. (3)

Le patronat prétend par ailleurs que le mode de financement de la sécu par cotisations la rendrait ... impopulaire. Il voit la sécurité sociale comme un salaire différé. L'augmentation du taux de cotisation obère la compétitivité face aux concurrents (déjà).

Le VEV prône l'épargne contre la cotisation. La protection sociale

ne peut tendre à couvrir la totalité du risque et se substituer totalement à l'individu pour la sauvegarde de son avenir. Elle ne peut pas déroger au sens de l'épargne et au sentiment de responsabilité que l'individu doit garder en honneur, non seulement pour son propre avantage, mais également au profit de la communauté. (4)
Baisser les salaires et augmenter les profits, c'est donc une affaire d'honneur pour le patronat flamand. Laisser un cancer se développer en toute "responsabilité" aussi, sans doute.

Le chômage subit d'emblée des attaques et des mises en cause. Les allocations sont moins élevées pour les femmes et les jeunes, elles sont moins élevées pour les cohabitants, elles sont limitées dans le temps au début et sont conditionnées par un "stage" non indemnisé.

La FGTB réclame une augmentation des indemnités, l'intervention de l'État dans les déficits de la caisse, s'oppose à la limitation dans le temps des indemnités des femmes mariées mais craint qu'un
chômeur du haut de l'échelle [ne touche] une indemnité supérieure au salaire du manœuvre occupé au bas de l'échelle. Ceci serait proprement inadmissible et susceptible d'encourager certains chômeurs trop généreusement indemnisés à s'installer dans leur chômage. (5)
Le syndicat socialiste considère (déjà) les chômeurs comme des profiteurs et non comme des producteurs de valeur économique à part entière.

La CSC, pour sa part, déclare
La sauvegarde des intérêts moraux des assurés doit être également prise en considération dans le domaine du chômage, et plus spécialement en ce qui concerne le paiement d'allocations de secours aux chômeurs, système complétant l'assurance-chômage. (...) Il faudrait (accentuer davantage la différence avec l'assistance publique) ,en réclamant des chômeurs bénéficiaires de ces allocations une contre-prestation sous forme de travail, de formation professionnelle complémentaire ou de réadaptation. (6)



Le syndicat chrétien considère les producteurs hors emploi comme des êtres de besoin devant être mis au travail.

On remarque que les deux grands courants syndicaux défendent les travailleurs en emploi au détriment des travailleurs sans emploi. Ceci donne une idée de ce qui reste à accomplir pour que ces institutions reconnaissent une façon de créer de la valeur économique spécifique dans le salaire hors emploi et non comme un coût ou comme une réponse à un besoin.

Par contre, sur la question spécifique des vacances et des doubles mois, les deux syndicats sont à l'unisson pour réclamer cette forme de salaire socialisée(7) et pour étendre le temps de vacances. À ce niveau-là, il y a un combat syndical pour le salaire détaché de l'emploi et du propriétaire lucratif tout à fait intéressant. On se demande d'ailleurs pourquoi un même syndicat réclame de faire travailler gratuitement des chômeurs et de faire chômer (pour les vacances) des travailleurs rémunérés.

En tout cas, cette aspiration aux vacances payées d'un salaire atteste l'existence d'une ambition émancipatrice.



(1) cité par Arcq et Blaise: FGTB, Rapport moral et administratif pour les années 1951 et 1952, pp. 65-66.

(2) cité par Arcq et Blaise: CSC, Une ère nouvelle, le programme syndical chrétien pour l'avenir immédiat, 1945, p. 15.

(3) cité par Arcq et Blaise: C. Cornil, Bulletin de la FIB, n°3, 1948, p. 133.
 

(4) cité par Arcq et Blaise: Note du Vlaamse Economisch Verbond concernant la réforme du régime de la sécurité sociale, in Troclet, Problème généraux de la sécurité sociale en Belgique, ULB, Institut de sociologie Solvay, Bruxelles, 1961, p. 349.

(5) cité par Arcq et Blaise: cité par H. Fuss, Conclusions finales, Rapport sur la réforme de la sécurité sociale, 1951, p. 271.

(6) cité par Arcq et Blaise: H.G. van Hecke, Une ère nouvelle. Un programme syndical chrétien pour l'avenir immédiat, Congrès des 13-15 juillet 1945, pp. 22-23.

(7) Ou, pour le dire plus précisément, pour ces salaires qui demeurent sociaux et qui ne sont pas immédiatement individualisés par le propriétaire lucratif.