Dissonance Cognitive


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Quand la cognition n’est pas en phase avec l'action, le sujet peut résoudre la tension qui en découle de plusieurs façons. Cette tension entre la cognition et l'action, peut être le fruit d'un décalage entre ce que souhaite le sujet, ça à quoi il aspire et ce qu'il peut effectivement faire. Par exemple, une infirmière veut soigner, donner des soins, prendre du temps, consoler, accompagner des malades mais, dans le cadre de sa profession, dans une maison de repos par exemple, elle doit nécessairement valoriser le capital investi et, pour ce faire, soigner au plus vite, c'est-à-dire pratiquer une forme de maltraitance par négligence.

Entre l'aspiration de cette infirmière et sa pratique professionnelle effective, et ses actes, il y a ce que Leon Festinger appelle une dissonance cognitive. Dans l'emploi, il y a forcément des situations de dissonance cognitive puisque, dans la convention capitaliste du travail, le salaire vient sanctionner un travail soumis à la volonté de l'investisseur. Même si le secteur, même si la façon de faire, même si la culture d'entreprise elle-même peuvent être l'objet du désir de l'employé, il y aura toujours un décalage entre ce que lui veut et une pratique tournée vers le profit des propriétaires lucratifs–même si ce décalage est minime. L'écart entre le désir de l'employé et l'acte qu'il pose fruit de la volonté de l'employeur est ce que Lordon appelle dans Capitalisme, désir et servitude l'angle alpha. On peut discuter de l'appellation mais le principe semble peu sujet à controverse : le décalage entre l'acte posé par l'employé et la volonté de l'employé est liée à la notion même de rémunération, on l'indemnise parce qu'il y a dol et il y a dol à cause de cet angle alpha.

Il y a donc une tension entre la pratique de l'employé et ses aspirations professionnelles. Face à une tension de ce type on peut adopter plusieurs comportements :

  1. On peut renoncer à la source de tension. En l'occurrence l'employé peut démissionner, trouver un autre emploi où se retrouver au chômage. Du fait de l'aiguillon de la nécessité, du fait que pour obtenir une contrepartie financière nécessaire à la vie, à la survie, à la vie sociale, et à la reproduction il faille vendre sa force de travail, l'employé est poussé par des forces matérielles, par des contingences qui le poussent à accepter des emplois en décalage plus important avec ses aspirations. Cela peut se passer au niveau du salaire ou des conditions de travail qui serait manifestement en dessous de ceux à quoi il aspire mais cela se passe nécessairement aussi au niveau de la nature même de l'activité organisée par l'emploi en question.
  2. On peut aménager la cognition conflictuelle en justifiant le comportement. C'est alors l'employé qui explique « qu'il n'a pas le choix », « qu'il a des factures à payer, une famille à nourrir, des traites ». On peut aussi minimiser, à ce moment-là, le décalage, le fameux angle alpha, qu'il y a entre le désir et les actes posés dans le cadre de l'emploi. Ceci peut expliquer pourquoi de nombreux employés s'identifient aussi bien leur employeur qu'à leur emploi. Pour justifier un choix inscrit dans le temps, dans l'énergie, pour justifier ce choix forcément coûteux en termes de fierté personnelle, l'employé peut soit évoquer ses choix comme quelque chose de bénin (« ça se passe partout comme ça, dans certaines boîtes c'est pire »), soit en restreindre la portée (« ce n'est qu'un petit boulot que j'ai pris en passant »).
  3. L'employé peut aussi minimiser l'angle alpha et assumer lui-même des décisions prises par un conseil d'administration animée par une volonté de lucre. Il peut expliquer que le domaine le passionne, que le champ d'étude nouveau, que l'ambiance est formidable au boulot. Les vocations sont certainement innombrables mais rares sont celles se bornent à enrichir un tiers animé par la volonté de lucre.
  4. L'employé peut aussi modifier la représentation des choses. Plutôt que de dire que l'acte ne correspond pas à son ethos, à son horizon moral, à sa volonté, à ses aspirations, l'employé peut prétendre poser des actes qu’il ne pose pas et ne pas poser des actes qu'il pose. Ce refoulement peut rester au niveau verbal, discursif ou s'étendre à la représentation du réel de l'intéressé. Il s'agit alors de dénégation de refoulement. L'intéressé se persuade lui-même.
  5. Dans le cadre de représentation reconstruite pour réduire la dissonance cognitive, la pire d'entre elles, c'est l'altération de la représentation de soi. Plutôt que de nier la dissonance cognitive, plutôt que de la minimiser, plutôt que de la justifier, l'employé en dissonance cognitive peut, au contraire, façonner l'image de lui en fonction des actes qui sont attendus de lui. L'employé se construit alors un faux self, il se congédie lui-même de sa représentation du réel et il intériorise la dissonance cognitive au niveau de l'image de soi. À ce moment là, l'intéressé devient en tant que tel, en tant qu'être de désir, étranger à son propre monde. En sorte que, par son caractère lucratif, l'emploi a tendance à induire une dissonance cognitive contrainte et, de ce fait, à rendre étranger à la représentation du monde de l'intéressé l'intéressé lui-même.

La machinerie de l'emploi contraint un individu donné à poser des actes en décalage avec ses aspirations ; elle a tendance à le congédier de ses représentations du monde en tant que volonté et puissance. C'est dire que l'ensemble des contraintes de la société capitaliste, ce que l'on appelle l'aiguillon de la nécessité, contribue à exclure du monde de l'employé l'employé lui-même. Ceci nous renvoie à la description de Frantz Fanon de ces élites noires actives dans leur intériorisation des normes et pratiques coloniales à reproduire et à produire une société blanche. Pour Fanon, le colon noir reproduit le colon blanc en tout point et reproduit un ordre auquel il est fondamentalement étranger. On pourrait dire que dans le miroir du colon noir, se reflète un homme blanc ; on pourrait dire que le colon noir est un étranger pour le colon noir. L'emploi fonctionne, toutes proportions gardées – il ne s'agit pas de minimiser les atrocités et les spécificités de la colonisation – de la même façon. Dans le miroir de l'employé, c'est le portrait de l'employeur, de l'actionnaire, du propriétaire lucratif. Et cette souffrance n'est en rien minimisée par le fait que, aujourd'hui, par le truchement du crédit, par le truchement de la restriction des investissements, par le truchement de la concurrence sur le salaire, de petits indépendants, des artisans, des paysans se retrouvent face à un miroir dans lequel ils sont forcés de voir la silhouette du banquier, de l'entreprise qui se sert d’eux comme sous-traitant, des multinationales avec lesquels ils sont en concurrence. L'angle alpha, la dissonance cognitive spécifique de l'employé touche maintenant des secteurs qui sont étrangers à l'emploi, jusqu'à atteindre la fonction publique gérée comme une entreprise lucrative.