Hogra (لحقرة)

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Le mot Hogra (لحقرة) vient de l'arabe dialectal et est utilisé en Algérie et au Maroc.

Il désigne le mépris dans lequel les dominants tiennent les dominés. Par extension, ce mot désigne l'injustice dont son victimes lesdits dominés. Ces injustices peuvent être de toutes natures, comme le soulignait le sociologue Abdelmadjid Merdaci:

L’exclusion sociale -de l’emploi, du logement, de la consommation, des loisirs notamment- constitue l’une des trames du nouveau discours de la victimisation et appelle, de manière concomitante, le recours au langage de l’émeute, signe probant de la rupture du consensus acquis par les médiations institutionnelles du politique, du syndical ou du religieux.
Le sentiment de l’exclusion est aussi en profondeur travaillé par celui d’une « absence de justice » qui renvoie moins aux normes juridiques du droit qu’à celles plus éthiques d’un égalitarisme adossé aux mythes fondateurs de la guerre d’indépendance. Les déclinaisons de « la hogra » sont forcément multiples et en tout cas suffisamment ductiles pour devenir un argument d’élaboration d’un rapport de force avec les acteurs institutionnels -on l’a observé d’abondance et pas seulement en Kabylie- apparaissent, en même temps, encore trop floues pour initier de véritables mouvements sociaux porteurs autant de contestation que de projets alternatifs. (1)
Ce concept est utilisé dans les rapports tumultueux entre le peuple et le pouvoir quand se dernier manque à ses devoirs, à ses engagements et spolie de ce fait le peuple.

Récemment, au Maroc, un vendeur de poisson s'est fait broyer alors qu'il tentait de récupérer ses poissons que la police avait jetés dans une benne à ordure.


Dans l'Humanité, Lina Sankari résume ce qui s'est passé (ici).
À la violence des images est venu s’ajouter le symbole. La mort, vendredi, d’un vendeur de poissons de 31 ans dans une benne à ordures à Al-Hoceima (Nord), alors qu’il tentait de récupérer plusieurs caisses d’espadon saisies par la police, a cristallisé la « hogra », ce sentiment mêlé d’humiliation, d’injustice et de violence sociale. Les images insoutenables de Mouhcine Fikri, gisant inanimé, la tête congestionnée et un bras dépassant du camion de déchets a suscité une vague de manifestations non seulement dans la région du Rif mais également à Casablanca, Marrakech et Rabat.

(...)

Ces événements font ressurgir une injustice plus ou moins contenue jusqu’alors. L’Association marocaine des droits de l’homme a dénoncé « l’État marocain qui maintient la région dans un état de tensions ». Dans le Maroc des zones urbaines, 40 % des jeunes sont au chômage. Localement, malgré l’élévation d’Al-Hoceima au statut de « ville phare de la Méditerranée » par le roi, la cité a connu un lent déclin économique. Dans cette ville, principal foyer de contestation du Mouvement du 20 février en 2011, aucune enquête n’a jamais abouti sur les circonstances troubles du décès de cinq jeunes dans une agence bancaire. Ce sentiment d’abandon de l’État reste en réalité diffus depuis la révolte du Rif (1957-1959), qui avait vu la population se soulever contre la marginalisation de la région. Enfin, sur le plan politique, les réformes constitutionnelles nées du mouvement de 2011, censées déboucher sur une monarchie parlementaire, se sont soldées par une concentration des pouvoirs entre les mains de Mohammed VI. (2)
Que ce soit le mépris ou la négation des droits, la hogra subie légitime toujours la réaction populaire, le soulèvement. Il ne s'agit donc pas d'une simple frustration sans perspective d'action.

Là où la hogra intéresse l'analyse de l'emploi, c'est que ce concept colle parfaitement à ce qui est vécu par les producteurs du fait des institutions capitalistes.

- Nous sommes grugés parce que nous et nos ancêtres avons été dépossédés de nos ressources naturelles (ce qu'on appelle ici l'enclosure)

- Nous sommes victimes d'injustice parce que nous sommes volés d'une partie de ce que nous produisons (les dividendes)

- Nous sommes victimes de mépris parce que nous produisons la valeur économique correspondant aux outils de production, aux investissements mais nous ne pouvons les gérer et celles et ceux qui s'arrogent le droit de gérer ces richesses que nous produisons nous traitent comme du bétail, comme une classe dangereuse, sale

En conséquence, nous, producteurs et productrices, sommes effectivement victimes de hogra, ce qui nous fonde à nous soulever, ce qui légitime notre soulèvement. Ce concept ancré dans une réalité et dans une histoire locales éclaire notre réalité à toutes et à tous, partout.


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Pour être complet, signalons (d'après wikipédia):
« hagar » est celui qui abuse de sa force ou d'une position dominante pour écraser celui qu'il domine (pluriel: « haggarine »).

Sa victime, le « mahgour », ne trouvera rien d'autre à lui dire pour se défendre. Le « mahgour » est celui qui n'a personne pour le défendre dans un monde bâti sur la force ou les relations.


(1) Abdelmadjid Merdaci, La Hogra en Algérie, Algérie-dz.com, accessible en ligne ici (en français)

(2) Lina Sankari, Maroc, Le peuple se soulève contre la "hogra", L'Humanité, 2 novembre 2016.