Les mots utilisés pour convaincre, séduire ou tromper dévaluent régulièrement. On leur prête tellement d'intentions qu'ils finissent, à force d'être mis au service de causes diverses, par ne plus signifier rien de précis. Les poètes s'engagent contre cette désinflation du langage en regonflant les mots de leurs puissances de sens initiales.
Pour comprendre cette notion d'émulation, j'ai pris la liberté de piocher quelques définitions antérieures à la massification des médias et à l'utilisation de ces médias à des fins idéologiques.
Dans le Littré de 1873, on lit:
concurrence [p. 718]
1. Prétention de plusieurs personnes à un même objet (...)
2. Terme de commerce. Rivalité entre marchands ou fabricants ou entrepreneurs.
compétition [p. 698]
Prétention rivale
émulation [p. 1364]
Sentiment généreux qui excite à égaler, à surpasser quelqu'un en talents, en mérite.
Le dictionnaire rédigé sous le Second Empire cite ensuite La Bruyère pour éclairer sa définition:
"Quelque rapport qu'il paraisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre le vice et la vertu LA BRUY. XI. La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres, avec cette différence que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'âme féconde, qui la fait profiter des grands exemple et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire, et que celle-là au contraire ... ID ib."
Il semble donc, à en croire les illustres artisans du mot, que l'émulation amène le sujet à se dépasser sans souhaiter détruire, ôter ou dévaluer l'objet de son émulation alors que la compétition et la concurrence, néologismes au moment de la rédaction du dictionnaire, s'apparentent davantage à une rivalité sur un objet, qu'elles n'amènent pas nécessairement le sujet à se dépasser et qu'elles n'empêchent en rien les pratiques déloyales, destructives envers l'objet.
La différence entre émulation et concurrence ou compétition peut sembler oiseuse mais elle devient importante à poser dans la mesure où les discours politiques libéraux pratiquent une confusion gigantesques entre ces concepts. Alors que la concurrence louée par le libéralisme n'amène pas nécessairement au dépassement de soi, alors qu'elle permet les pratiques déloyales ou destructives, l'émulation, source d'élévation s'il en est, ne pousse par contre pas à des pratiques nuisibles, à de l'envie.
Dans l'économie libérale, les agents économiques sont mis en concurrence entre eux, ils doivent se montrer sans cesse compétitifs. Selon la vulgate libérale, cette concurrence amènent ces agents à se dépasser. Cela serait assurément vrai si cette concurrence n'en était pas une, si cette concurrence était une émulation.
Où existe alors cette émulation, cette forme positive de la concurrence qui pousse les agents à se dépasser? Il ne faut pas faire de l'archéologie. Dans la recherche, les chercheurs tentent sans cesse de produire de meilleures théories démontant (ou précisant) le travail de leurs prédécesseurs et de leurs collègues. Les États modernes, dans leurs relations diplomatiques, tendent aussi à convaincre, à asseoir leur autorité, à se montrer des partenaires incontournable, à créer un ascendant moral ou militaire sur leurs partenaires. Ceci ne signifie pas que ces formes d'émulation ne puissent jamais être l'objet de critique - on peut y cultiver le narcissisme, le conflit armé, les coups de menton, l'agressivité, la menace. L'émulation n'est pas le fait de bisounours, c'est un mode relationnel qui peut se montrer volontaire, acharné, inflexible mais, en diplomatie comme en science, il n'empêche pas la coopération.
Pour autant, la concurrence libérale, la mise en concurrence des agents économiques entre eux, agit différemment. Il s'agit non d'amener les agents à se dépasser mais il s'agit de les amener, comme au poker, à décrocher la mise, à obtenir l'objet de la rivalité par tous les moyens. Entorses oligopolistiques, fraudes, arnaques, malfaçons se multiplient dans les pratiques des agents économiques pour obtenir l'objet de la convoitise, le marché. C'est dire que, alors que l'émulation amène à se dépasser, la concurrence amène à cultiver toute forme de veulerie, de tromperie pour être détenteur de la richesse à l'exclusion de tous les compétiteurs.
Logiquement, cette concurrence pousse à fermer la porte pour les suivants une fois une relative prospérité atteinte; logiquement, elle tend à considérer tous les prix de production comme des coûts; logiquement, elle instrumentalise l'humain et toutes les institutions humaines afin de parvenir à décrocher le Graal avant le compétiteur.
Au fond, alors que la concurrence abaisse les performances intellectuelles, sociales, éthiques et économiques des agents, l'émulation les élève. Le vingtième siècle a brillé par les innovations technologiques - pour une écrasante majorité, fruits de recherches de fonctionnaires formés par des fonctionnaires sans intéressement lucratif au résultat - alors que les modèles de concurrence ont, avec une régularité de métronome, toujours sombré dans des crises meurtrières, générant conflits mondiaux mortels, colonialisme cynique et exploitation absurde des ressources.
C'est que la différence principale entre l'émulation et la concurrence ou la compétition, c'est le soin porté aux ressources. Alors que le concurrent entend s'emparer des ressources convoitées à tout prix - y compris au prix de la destruction des ressources humaines et naturelles - l'émulation aspire à en tirer le meilleur.
Il faudrait imaginer une économie de l'émulation - bien qu'elle existe déjà au sein de la sécurité sociale, dans les professions de santé, de culture ou dans les ménages. Il se produit déjà des parties significatives du produit intérieur brut - recherche, santé, formation, éducation - dans une atmosphère non de concurrence mais d'émulation. Dans une logique d'émulation, si tel collège est mieux coté que tel autre, cela pousse cet autre collège à innover, à tenter d'autres pratiques pédagogiques alors que si deux collèges sont en concurrence, ils doivent chacun débaucher les clients de l'autre à tout prix, et, pour ce faire, ils appâtent le chaland, attirent les élèves par un niveau d'exigence moindre, par un laxisme plus poussé. Dans le premier cas, on verra se développer dans les deux collèges des filières d'excellence et des services d'accompagnement individualisés vers la réussite de chacun alors que dans le second cas, on verra le niveau et l'intérêt de l'enseignement des deux collèges sombrer dans une relation clientéliste malsaine.
On peut imaginer l'ensemble des productions économiques mues par l'émulation. Par exemple, alors que la concurrence entre producteurs de lait les pousse à favoriser la consommation addictive de leur produit par l'ajout d'additifs dangereux, à diminuer leurs frais en vendant du lait produit à bon marché, de mauvaise qualité nutritionnelle et bactériologique, la logique de l'émulation, par contre, les invite à mettre sur le marché le meilleur produit avec une valeur ajoutée sociale ou écologique maximale. On peut aussi regarder ce qui se passe dans le domaine des lanceurs spatiaux: la logique de l'émulation pousse les différentes équipes à proposer des lanceurs moins chers, plus efficaces aux agences spatiales alors que la logique de la concurrence pousse les mêmes équipes à multiplier les effets d'annonce tapageurs (dont les actionnaires raffolent) pour truander les budgets publics consacrés à la conquête spatiale.
Peut-être que la logique de la concurrence - synonyme de pillage des ressources naturelles et d'exploitation sans fin et sans frein de l'homme par l'homme - devrait, tout doucement, être remplacée par celle d'émulation, par l'idée que l'on peut se motiver pour se dépasser, pour réaliser de belles et grandes choses? Ce changement de paradigme impliquerait en tout cas que les agents économiques soient libérés de l'aiguillon de la nécessité, que leurs actes ne soient plus conditionnés par la rivalité paroxystique envers un objet nécessaire à la survie.
Ce changement de paradigme libérerait les forces vives de l'économie des contingences, de l'urgence, de la logique de la survie, de l'incessante et sempiternelle injonction à triompher de l'autre. On ne gagnerait plus contre l'autre mais on dépasserait ses propres limites.
Ce changement révolutionnerait notre façon de faire des choses - on produirait des médicaments pour la gloire, pour le prestige des chercheurs, c'est-à-dire qu'on produirait des médicaments efficaces, utiles pour l'humanité et non plus des poisons inefficaces tournés vers la plus-value, destinés à rétribuer des actionnaires sur un marché encombré.
Bref, remplacer la concurrence par l'émulation transformerait l'ensemble de l'économie et à l'incessant combat de tous contre tous, à l'incessant appauvrissement provoqué par ce combat, se substitueraient des formes à réinventer en permanence de liberté, de construction de projets individuels et collectifs. À la tyrannie du besoin, à la lutte de tous contre tous se substituerait, dans la dynamique du conflit et de la collaboration, la construction d'une société complexe, riche et imprévisible.