Cet article est (très librement) inspiré de Majrouh, Le Voyageur de Minuit.
Au départ, le temps était flux, rencontre, courage et plaisir. Les gens partageaient une existence. L'autre n'était ni ennemi ni ami, c'était celui par qui advient l'être.
Puis apparut la religion de l'ego. La religion de l'ego, c'est l'aspiration des moi-je à exister tout seul.
Pour advenir, les moi-je ont dû sacrifier ce qui leur était le plus cher - sans qu'ils le sussent - le temps. Ce temps, de jaillissement impromptu, de construction de l'être, par le sacrifice était devenu comptable, quantitatif.
On comptait les secondes et les heures, on attendait qu'elles fussent écoulées pour atteindre un objectif, on leur liait l'argent, source de tout pouvoir sur les autres moi-je.
Le piège de l'instant lentement se refermait sur lui
Un matin, il fut frappé du mal du temps. Il ressentait la durée, mais comme une fermentation; les saveurs, mais comme des brûlures acides, ou des nausées. (...)
Les jours, les nuits, les mois, les saisons, l'heure, l'année: il y devint insensible, et leur décompte lui paraissait vain. Il savait seulement qu'il avait un long voyage à accomplir, mais quand, vers où, et dans quel but? Tel un océan dont les rivages s'éloigneraient à l'infini, chacun de ses instants se dilatait sans mesure et plongeait dans les brumes où origine et fin mêlées se perdaient à jamais.
Bien qu'il eût sillonné le monde et dévasté des royaumes, le Grand Conquérant, écrasé sous le poids du perpétuel, ne venait plus à bout de l'instant.
Reclus dans l'ombre, il compris qu'il avait quitté la lumière. Son monde? Une ombre sur un mur d'ombre, et nulle fenêtre. (...)
Dans cette ombre, au ralenti, grouillaient des ombres de visages, ombres d'événements obscurs, ombres d'avenirs opaques, ombre de passé pâli. Piégé par l'instant, piégé par les miroirs, il n'avait plus affaire qu'à des fantômes.
Mais les moi-je prenaient peur les uns des autres. Ils étaient intéressés par leur seule vie - ou plutôt par ce qu'il en restait, leur destin - et ne pouvaient plus rien faire ensemble.
La misère, l'isolement, la mort sociale menaçaient les moi-je dans leur monde appauvri. Pour construire des choses ensemble, pour travailler aux besoins de chacun et, surtout, pour conquérir les peuples voisins plus prospères, il fallait inventer un "nous" aux moi-je.
Mais ce nous ne pouvait pas être celui du temps partagé, de l'acte commun ou de la rencontre en devenirs sans quoi les moi-je auraient disparu en tant que moi-je.
Aussi les moi-je choisirent une autre forme de nous. Un nous fait de moi-je, sans lien entre eux. Ces moi-je seraient l'ensemble des bons. Un nous de moi-je que rien n'unit sauf leur définition d'êtres bons.
Bons parce que de la bonne foi, de la bonne ethnie, de la bonne histoire. Sans lien entre eux parce que moi-je - c'est comme cela que les moi-je ont pu partir en guerre contre des "eux".
Pour galvaniser les troupes de moi-je que rien n'unissait - sauf leur bonté définitoire -, ces troupes de moi-je qui ne partageaient rien - sauf leur définition -, il leur fallait une menace.
C'est comme cela que sont nés les "nous sommes bons et nous sommes menacés, et nous sommes victimes". Ce nous allait connaître une fortune universelle, il allait permettre au "bons" de se mobiliser contre les "mauvais" qui les "menaçaient" au nom de leur supériorité morale définitoire sans que, jamais, les "bons" (ou les "mauvais", d'ailleurs) ne partageassent quoi que ce soit.
C'est ainsi que les "bons Français" étaient menacés par les "dangereux Allemands"; que les "bons Allemands" devaient se défendre des "dangereux Juifs"; que les "bons Juifs" devaient s'unir contre les "méchants Arabes"; que les "bons Américain" devaient conjurer la menace des "méchants Irakiens" (Russes, Vietnamien, etc.). À chaque fois, il s'agissait simplement, pour les "bons" de protéger les intérêts les plus élémentaires d'un groupe de moi-je que rien n'unissait. De même, les "bons occidentaux" des groupuscules fascistes luttent contre les "étrangers"; les groupuscules de "bons salafistes" luttent contre les "mécréants".
Quand le fou - si cher à Majrouh - vient dire à ces moi-je qu'ils ne partagent rien, que leur temps est mort de son existence, qu'ils montrent la peur et la soumission qu'ils devraient cacher et qu'ils cachent la joie, la liberté et la fête qu'ils devraient exhiber, c'est logiquement que les moi-je, menacés par cette parole de vérité, abattent ce fou pour se défendre.
Mais ce temps compté, ce temps mort de ses promesses, profite à qui le vend et l'achète. Les employeurs, les actionnaires, les spéculateurs, tous plus ou moins maîtres et esclaves du temps comptable, amassent les à-valoir sur le temps d'autrui dans un élan triste, morbide. Ils accumulent en espérant être puissants et compris par leur argent. Ils ne sont pas puissants: ils accumulent du pouvoir; ils ne sont pas compris ou acceptés pour ce qu'ils sont: ils sont craints et obéis par intérêt.
Puis, quand les esclaves dont ils achètent et vendent le temps se réveillent, les propriétaires leur trouvent un danger, un ennemi épouvantable qui viole ses femmes et mange ses enfants pour que, l'espace d'une guerre sans fin, les esclaves oublient ceux qui leur volent leur temps, ceux qui tuent leur temps. Il est vrai que, faute de temps, les esclaves ne partagent plus rien, ils sont obsédés par leur survie personnelle, individuelle, à tout prix. Ce sont des moi-je tenaillés par la nécessité ou par l'ambition, sans temps pour devenir. Alors, les moi-je acceptent souvent - pas toujours, souvent - l'ennemi du jour.
Et les propriétaires de prendre garde que, de part et d'autre de la tranchée, les combattants ne partagent le vin de l'amitié et de la liberté. C'est pour cela que les vendeurs et les acheteurs de temps organisent la guerre de tous contre tous, ce qu'ils appellent "concurrence" ou "compétitivité"; pour empêcher les moi-je de fraterniser, de faire advenir le temps qui devient.