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Notes de lecture de
La Genèse de l'assurance maladie-invalidité obligatoire en Belgique, Michèle Carlier, Courrier hebdomadaire du CRISP, 1980/7 n°872-873, pp. 1 à 48.
Résumé des notes et conclusions:
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la sécu belge n'a pas été importé d'un modèle étranger (le modèle Beveridge en Angleterre) mais elle a été le fruit de négociations pendant la guerre sous l'égide de Fuss pour obtenir la paix sociale sous la pression d'une possibilité révolutionnaire dans le royaume.
1. Les caisses de secours mutuels
- Création de caisses mutuelles de secours dès le début de la Révolution industrielle.
Ces caisses étaient créées
- soit sous guidance et bienveillance des chefs d'entreprises:
[dans un] faisceau de la bienveillance publique et privée qui soulageait quelque peu la misère et entretenait l'esprit de charité qui (...) constitue une des sources de la mutualité(1).- soit que des travailleurs créent eux-mêmes des caisses de secours mutuels pour échapper à l'interdiction de coalition ouvrière.
2. Les caisses subsidiées (1912)
En 1912, le gouvernement accorde des subsides aux fédérations mutuellistes. Il s'agit de permettre d'étendre la couverture des risques. Les caisses peuvent ainsi assurer à leurs membres un salaire jusqu'à la fin d'une maladie prolongée ou d'une invalidité prolongée (2). Les caisses de retraites sont subsidiées de la même façon par l'État depuis 1900.
3. Institutionnalisation des forces sociales et négociation (entre guerres)
Les décisions sociales se prennent
- par négociation entre représentants des travailleurs et des employeurs
- par la loi sur initiative du politique
Les allocations familiales firent l'objet de conventions collectives sectorielles alors que les retraites une loi de 1924 rendit l'assurance obligatoire pour une série de salariés.
Dès 1936, patrons et syndicats se retrouvent dans des conférences nationales du travail. La première conférence se tient dans un contexte de grève générale, d'instabilité économique et de crise gouvernementale prolongée (3). Dès 1924-26, les ouvriers revendiquent un système d'assurance générales obligatoires (4).
Le Centre d'Études pour la Réforme de l'État (CERE) avec en son sein H. Fuss, H. Pauwels et Van Acker aboutit à un projet d'accord de solidarité sociale qui inspirera la future sécurité sociale. Par rapport aux institutions sociales, il s'agit notamment d'unifier et d'harmoniser l'ensemble des assurances et de les rendre universelles et obligatoires sur base de la cotisation, conformément aux aspirations du pôle socialiste. Il s'agit par ailleurs de respecter le pluralisme des mutualités cher aux chrétiens.
A. Jauniaux prône un système de financement de la santé centralisé et des prestations de santé décentralisée dans des polycliniques (5).
À la veille de la seconde guerre mondiale, le principe de l'obligation de l'assurance maladie-invalidité était acquis mais la pénicilline, les anti-biotiques et la chirurgie demeuraient marginales.
4. La mondialisation de la sécu
Pendant la seconde guerre mondiale, les vents changent et d'heureuses influences étrangères se font sentir sur le petit royaume. On citera:
- la sécurité sociale soviétique mise en place dès 1917
- les conventions et recommandations de l'OIT
- le social security act états-unien de 1935
- la charte atlantique qui reprend l'idée de Roosevelt de libérer du besoin en 1941
- le plan Beveridge en Angleterre
L'Angleterre s'inscrit dans une tradition syndicale forte alors que la Belgique se distingue par le pluralisme. En Angleterre, l'État intervient depuis 1912 pour la protection des travailleurs salariés alors que l'État belge a tendance à aider la "liberté" économique.
Le plan Beveridge est adopté par le parlement à l'issu d'une étude alors que la sécurité sociale belge naît de la concertation.
5. La concertation du CEPAG à Londres
Pendant la seconde guerre mondiale, à Londres, la Commission pour l'étude des problèmes d'après-guerre (CEPAG) est mise sur pied sous l'impulsion du gouvernement belge en exil. Elle est présidée par Paul Van Zeeland. Une des sept sections de la commission s'intéresse aux aspects sociaux.
Cette section est composée de représentants du gouvernement, de l'administration, des syndicats et des employeurs. Personne n'est là à titre officiel puisque les structures ont disparu ou sont entrées dans la clandestinité avec la guerre.
Au bout de six séances, en janvier et février 1943, la section sociale de la CEPAG veut doter la Belgique et tous ses habitants [...] d'un régime de sécurité sociale générale et obligatoire couvrant tous les risque de la vie en société, depuis la naissance jusqu'au décès (6). À la base de ses recommandations, on trouve le droit à la vie et donc le droit au travail.
Les assurances sociales doivent assurer un minimum de moyens d'existence à tous les citoyens belges. Ces assurances couvent les risques du chômage, de la maladie, de l'invalidité, des accidents du travail, des maladies professionnelles, de la maternité, de la vieillesse, du décès.
Les sujets de l'assurance sociale sont tous les sujets belges, selon le principe de l'assurance générale obligatoire.
La cotisation à l'assurance sera due par tous. Elle sera complétée par l'État (par la fiscalité).
Les ressources financières du système seront confiées à un office nationale de la sécurité sociale (ONSS). Le CEPAG s'est prononcé pour la suppression de la mutualité.
Un service national d'assistance sociale sera créé pour améliorer l'organisation et l'équipement du secteur des soins de santé, comprenant le curatif et le préventif. Des centres de santé ouverts seront appelés à jouer un rôle important.
Le gouvernement Pierlot revient donc en Belgique à la Libération avec le rapport CEPAG mais les Belges lui ont réservé un accueil froid.
6. Le comité de contact patrons-ouvriers dans la clandestinité belge
Henri Fuss, ancien directeur général du BIT organise des contacts entre représentants patronaux et des représentants syndicaux passés dans la clandestinité. Fuss voulait établir un "pacte social" qui pourrait entrer en vigueur après-guerre.
Les syndicats chrétiens veulent une sécurité sociale qui garantisse une existence décente. Les syndicats et les patrons chrétiens, dans une note commune de 1943, écrivent:
[qu'ils sont] pleinement conscients de l'aspiration profonde des masses vers plus de sécurité sociale (aussi se prononcent-[ils] en faveur d'une généralisation de l'assurance obligatoire). Les assurances sociales doivent être considérées comme un salaire social indirect à paiement différé faisant partie d'une juste rémunération du travail et constituant un droit dans le chef des travailleurs. Le paiement de la cotisation patronale est donc une obligation (7).Les rencontres entre les syndicats (chrétiens, socialistes et libéraux) et les patrons organisées dans la clandestinité par Fuss aboutissent donc à un projet d'accord de solidarité sociale.
Dans le texte de cet accord on peut lire (8):
Qui: Quelques personnes appartenant au monde industriel, d'une part, et aux organisations ouvrières, d'autre part, ont consacré de très nombreuses réunions à une étude approfondie des problèmes ouvriers et des rapports qui doivent s'établir entre employeurs et salariés pour réduire les conflits du travail autant qu'il est possible.
Pour quoi: la voie d'un courant renouvelé de progrès social, découlant à la fois de l'essor économique d'un monde pacifié et d'une équitable répartition du revenu d'une production croissante (...) .[Des] mesures d'urgence doivent être prises visant principalement le régime des salaires, l'institution d'un système complet de sécurité sociale des travailleurs reposant sur la solidarité nationale, et la restauration ou l'instauration de méthodes de collaboration paritaire entre organisations d'employeurs et organisations de travailleurs.
- les salaires
- la durée du travail
- la sécurité sociale (vieillesse, décès prématuré, chômage, maladie-invalidité, allocations familiales et congés payés)
- les principes et les méthodes de collaboration paritaire
Sous la houlette de Henry Fuss, les négociateurs devaient tous marquer leur accord à ce qui étaient proposé. Les assurances sociales devaient être rendues obligatoires et leurs prestations devaient être améliorées.
Il s'agissait de généraliser un précompte global sur les salaires.
Le pluralisme institutionnel est maintenu à la demande du syndicat chrétien. Les cotisations sont obligatoires mais l'assuré est libre de choisir sa mutuelle. L'intervention financière dans les soins médicaux est augmentée à la demande du syndicat socialiste. En particulier, le remboursement des prescriptions abusive est garanti et ce sont les organismes assureurs qui peuvent se retourner contre les médecins.
7. Mise en place de la sécurité sociale en Belgique
Le gouvernement Pierlot rentré de Londres ne put que prendre acte des travaux menés par Fuss. Par ailleurs,
L'inconnue communiste [provoquait également un] certain malaise au sein de la bourgeoisie belge [qui craignait de voir un] ouragan soviétique déferler sans résistance sur l'Occident (9).
Le Projet d'accord avait pour souci d'éviter les troubles sociaux, ce qui a incommodé la gauche révolutionnaire et ce qui a plu à la gauche réformiste. Pour les socialistes (PSB à l'époque), l'urgence était l'établissement de la sécurité sociale et la sauvegarde du pouvoir d'achat face à l'inflation.
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Note sur les réactions au projet de la sécurité sociale. Dans un article sur ce blogue (ici), Riposte.cte avait fait part des éléments suivants. Sources (10).
- 1. Le Pacte social est-il une victoire du point de vue des travailleurs?
En septembre 1944, le mouvement ouvrier est assez puissant avec trois syndicats - dont un dirigé par le P.C. - qui sortent de la clandestinité. Une partie du mouvement ouvrier a participé à la lutte armée.
Ce mouvement réclame jusqu'à 60% de hausse de salaire et la nationalisation des grandes entreprises avec un contrôle ouvrier.
Le P.C. appelle à préparer un "soulèvement national" et à "la création de comités de Libération aptes à assurer la gestion des communes". Le P.C. s'oppose alors au "projet de Pacte Social":
L'étatisation des assurances sociales en régime capitaliste se traduit par une augmentation de l'hégémonie du capital.La Centrale des Transports, syndicat très puissant
accuse Fuss [initiateur socialiste du projet] d'avoir trahi les intérêts de la classe ouvrière en s'accoquinant avec le patronat.
Auguste Cool, dirigeant syndicaliste chrétien d'avant guerre qui reprend sa fonction, soutien le projet à condition que
La cotisation patronale étant en fait un salaire socialisé qui appartient aux travailleurs, c'est donc à eux seuls de gérer les caisses sociales.Le patronat catholique flamand est aussi contre. Il défend l'idée corporatiste, c'est-à-dire la création de caisses de solidarité par entreprise.
Enfin, les cadres sont aussi contre:
ils ne veulent pas payer pour les travailleurs.
En septembre 1944, quand le gouvernement revient de Londres, il est très conscient qu'il n'arrivera pas à faire passer le "projet" au parlement.
Selon lui, la première mesure à prendre est de désarmer les partisans en échange d'une somme d'argent. En second lieu, il faut réarmer la gendarmerie, désarmée par les Nazis en fuite qui craignaient qu'elle ne leur tirât dans le dos.
Mais voilà, une grande partie des partisans refuse de remettre ses armes. L'armée américaine arme la gendarmerie en urgence. En novembre 1944, des dizaines de milliers de personnes descendent sur le parlement avec comme mot d'ordre "continuons le combat contre le fascisme". Il y a des affrontements avec la gendarmerie qui tire. Il y a au moins un mort et des dizaines de blessés.
Certains politiciens craignent la guerre civile comme en Grèce et demandent au parlement des "pouvoirs spéciaux". Ils les obtiennent le 14 décembre 1944
afin de ne pas mettre en péril l'existence du gouvernement à un moment particulièrement grave.Le 28 décembre 1944, la sécu est votée.
Les patrons, surtout wallons, sont plutôt satisfaits.
Nous préférons payer des cotisations sociales, sur lesquelles nous avons un pouvoir à des hausses de salaire individuelles sur lesquelles nous n'avons pas de pouvoir (...) nous préférons la collaboration paritaire à la lutte de classe.
- 2. Réactions contre la sécu
Les mineurs refusent massivement de reprendre le travail, à tel point que le gouvernement devra faire appel à l'immigration italienne.
Partout dans le pays, des grèves dirigées par les nouveaux syndicats se déclenchent pour un meilleur ravitaillement et pour des hausses de salaire significatives, jusqu'à 60% dans la région liégeoise. Plusieurs piquets de grève sont tenus armes à la main.
Le P.C. qui, entre-temps, participe au gouvernement ne soutient plus les grèves.
Les grèves sont vivement critiquées par les dirigeants socialistes parce qu'elles "font le jeu de l'ennemi", c'est-à-dire des Nazis qui ont organisé une contre-attaque dans les Ardennes et appellent à la mobilisation civile.
En mai 1945, le premier ministre socialiste, Van Acker, décrète l'interdiction des grèves. La classe dirigeante dit des grévistes que ce sont des
criminels dans le sens où ils contrarient la reconstruction nationale.
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Sous la présidence de Pierlot la conférence nationale du travail le 16 septembre 1944 aboutit aux conclusions suivantes:
1° Les salaires conventionnels de mai 1940 subiront une augmentation de 40%;
2° une indemnité de 20% des même salaires conventionnels sera accordée pour faire face aux difficultés momentanées d'approvisionnement;
(...)
7° Le gouvernement déclare prendre en considération un système de généralisations et d'améliorations substantielles des assurances sociales, y compris les allocations familiales (11).
Mais, du fait de l'urgence accordée à l'augmentation salariale, ce dernier point, l'exLamen des propositions de Fuss sur la sécu, sera remis à une date ultérieure.
Des arrêtés royaux ayant force de loi seront pris par le ministre A. Van Acker pour mettre en place la sécurité sociale. L'arrêté du 28 décembre 1944 met en place le système de sécurité sociale (pour 60% des Belges), celui du 21 mars 1945 institue l'assurance maladie-invalidité pour les travailleurs salarié. Ces arrêtés furent pris dans le cadre des mesures d'urgence de l'après guerre.
Les patrons étaient inquiets de préserver le pouvoir d'achat pour trouver des débouchés à leur production.
Alors que les arrêtés royaux s'inspirent manifestement du projet élaboré sous l'égide de Fuss, la phraséologie utilisée par le ministre s'apparente plus à un ton béveridgien.
À la CSC, on s'inquiète du fait que
Les nouveaux arrêtés cachent une tendance indéniable à l'étatisation. Les organismes directeurs sont tous constitués sur la base paritaire, mais on relève cependant une forte immixtion de l'administration de l'État, ce qui n'est certes pas dénué de danger (12).
Par ailleurs, M. Glineur, député communiste déclare que
de grandes améliorations s'imposent. Les plus urgentes devrait être une organisation plus efficace de certaines mutualités et surtout la mise à la raison des Corps médicaux et pharmaceutiques qui sabotent réellement la loi et en empêche l'application normale. L'organisation et la réforme de la médecine s'imposent, ainsi que le développement de la médecine préventive (13).
(1) cité par Carlier: R. Reszohazy, Histoire du mouvement mutualiste chrétien en Belgique, éd. Erasme, Paris-Bruxelles, 1956, pp. 56 sqq.
(2) cité par Carlier: loi du 5 mai 1912.
(3) cité par Carlier: P. Piraux, "La concertation: technique ou doctrine?", La Revue nouvelle, n°1, janvier 1979, pp. 9 sqq.
(4) cité par Carlier: G. Spitaels, "Achille Van Acker, père de la Sécurité sociale en Belgique?", in Liber Amicorum Achiel Van Acker, éd. Orien, Bruges, 1973, pp. 173 à 206.
(5) cité par Carlier: A. Jauniaux, Cent années de mutualité en Belgique, Bruxelles, éd. de l'Églantine, 1930, pp. 101-105.
(6) R. Roch, "Un plan de Sécurité sociale", in La Revue du travail, octobre 1958, pp. 1177-1178.
(7) Bulletin social des industriels, 1944, pp. 14-24 et Christelijk wergever, 1945, pp. 12-18.
(8) cité par Carlier: "Ce texte est publié dans de nombreux ouvrages dont la Revue du travail de janvier-mars 1945, pp. 10 sqq.
(9) cité par Carlier (c'est elle qui rajoute le texte entre crochets): Extrait de P. Struye, L'évolution du sentiment public en Belgique sous l'occupation allemande, éd. Lumière, Bruxelles, 1945, pp. 186-187.
(10)
1. Guy Vanthemsche, Le Chômage en Belgique de 1929 à 1940: son histoire, son actualité, Labor, 1994. À Liège, disponible aux Chiroux(11) cité par Carlier: Extrait de la Revue du travail, 1944, "Chronique. Résolution de la Conférence nationale du Travail", p. 259.
2. Ouvrage dont sont extraites les citations:
Michel Nejszaten, La Condition ouvrière, disponible à IHOES à Seraing.
(12) cité par Carlier: A. Cool, L'activité de la C.S.C., pp. 53-54.
(13) cité par Carlier: les A.P. de la chambre, année 44-45, séance du 2 octobre 1945.