Émulation

Les mots utilisés pour convaincre, séduire ou tromper dévaluent régulièrement. On leur prête tellement d'intentions qu'ils finissent, à force d'être mis au service de causes diverses, par ne plus signifier rien de précis. Les poètes s'engagent contre cette désinflation du langage en regonflant les mots de leurs puissances de sens initiales.

Pour comprendre cette notion d'émulation, j'ai pris la liberté de piocher quelques définitions antérieures à la massification des médias et à l'utilisation de ces médias à des fins idéologiques.
Dans le Littré de 1873, on lit:

concurrence [p. 718] 
1. Prétention de plusieurs personnes à un même objet (...)
2. Terme de commerce. Rivalité entre marchands ou fabricants ou entrepreneurs.

compétition [p. 698] 
Prétention rivale

émulation [p. 1364]
Sentiment généreux qui excite à égaler, à surpasser quelqu'un en talents, en mérite. 

Le dictionnaire rédigé sous le Second Empire cite ensuite La Bruyère pour éclairer sa définition:
"Quelque rapport qu'il paraisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre le vice et la vertu LA BRUY. XI. La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres, avec cette différence que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'âme féconde, qui la fait profiter des grands exemple et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire, et que celle-là au contraire ... ID ib."
Il semble donc, à en croire les illustres artisans du mot, que l'émulation amène le sujet à se dépasser sans souhaiter détruire, ôter ou dévaluer l'objet de son émulation alors que la compétition et la concurrence, néologismes au moment de la rédaction du dictionnaire, s'apparentent davantage à une rivalité sur un objet, qu'elles n'amènent pas nécessairement le sujet à se dépasser et qu'elles n'empêchent en rien les pratiques déloyales, destructives envers l'objet.
La différence entre émulation et concurrence ou compétition peut sembler oiseuse mais elle devient importante à poser dans la mesure où les discours politiques libéraux pratiquent une confusion gigantesques entre ces concepts. Alors que la concurrence louée par le libéralisme n'amène pas nécessairement au dépassement de soi, alors qu'elle permet les pratiques déloyales ou destructives, l'émulation, source d'élévation s'il en est, ne pousse par contre pas à des pratiques nuisibles, à de l'envie.

Dans l'économie libérale, les agents économiques sont mis en concurrence entre eux, ils doivent se montrer sans cesse compétitifs. Selon la vulgate libérale, cette concurrence amènent ces agents à se dépasser. Cela serait assurément vrai si cette concurrence n'en était pas une, si cette concurrence était une émulation. 

Où existe alors cette émulation, cette forme positive de la concurrence qui pousse les agents à se dépasser? Il ne faut pas faire de l'archéologie. Dans la recherche, les chercheurs tentent sans cesse de produire de meilleures théories démontant (ou précisant) le travail de leurs prédécesseurs et de leurs collègues. Les États modernes, dans leurs relations diplomatiques, tendent aussi à convaincre, à asseoir leur autorité, à se montrer des partenaires incontournable, à créer un ascendant moral ou militaire sur leurs partenaires. Ceci ne signifie pas que ces formes d'émulation ne puissent jamais être l'objet de critique - on peut y cultiver le narcissisme, le conflit armé, les coups de menton, l'agressivité, la menace. L'émulation n'est pas le fait de bisounours, c'est un mode relationnel qui peut se montrer volontaire, acharné, inflexible mais, en diplomatie comme en science, il n'empêche pas la coopération.

Pour autant, la concurrence libérale, la mise en concurrence des agents économiques entre eux, agit différemment. Il s'agit non d'amener les agents à se dépasser mais il s'agit de les amener, comme au poker, à décrocher la mise, à obtenir l'objet de la rivalité par tous les moyens. Entorses oligopolistiques, fraudes, arnaques, malfaçons se multiplient dans les pratiques des agents économiques pour obtenir l'objet de la convoitise, le marché. C'est dire que, alors que l'émulation amène à se dépasser, la concurrence amène à cultiver toute forme de veulerie, de tromperie pour être détenteur de la richesse à l'exclusion de tous les compétiteurs.

Logiquement, cette concurrence pousse à fermer la porte pour les suivants une fois une relative prospérité atteinte; logiquement, elle tend à considérer tous les prix de production comme des coûts; logiquement, elle instrumentalise l'humain et toutes les institutions humaines afin de parvenir à décrocher le Graal avant le compétiteur.

Au fond, alors que la concurrence abaisse les performances intellectuelles, sociales, éthiques et économiques des agents, l'émulation les élève. Le vingtième siècle a brillé par les innovations technologiques - pour une écrasante majorité, fruits de recherches de fonctionnaires formés par des fonctionnaires sans intéressement lucratif au résultat - alors que les modèles de concurrence ont, avec une régularité de métronome, toujours sombré dans des crises meurtrières, générant conflits mondiaux mortels, colonialisme cynique et exploitation absurde des ressources.

C'est que la différence principale entre l'émulation et la concurrence ou la compétition, c'est le soin porté aux ressources. Alors que le concurrent entend s'emparer des ressources convoitées à tout prix - y compris au prix de la destruction des ressources humaines et naturelles - l'émulation aspire à en tirer le meilleur. 



Il faudrait imaginer une économie de l'émulation - bien qu'elle existe déjà au sein de la sécurité sociale, dans les professions de santé, de culture ou dans les ménages. Il se produit déjà des parties significatives  du produit intérieur brut - recherche, santé, formation, éducation - dans une atmosphère non de concurrence mais d'émulation. Dans une logique d'émulation, si tel collège est mieux coté que tel autre, cela pousse cet autre collège à innover, à tenter d'autres pratiques pédagogiques alors que si deux collèges sont en concurrence, ils doivent chacun débaucher les clients de l'autre à tout prix, et, pour ce faire, ils appâtent le chaland, attirent les élèves par un niveau d'exigence moindre, par un laxisme plus poussé. Dans le premier cas, on verra se développer dans les deux collèges des filières d'excellence et des services d'accompagnement individualisés vers la réussite de chacun alors que dans le second cas, on verra le niveau et l'intérêt de l'enseignement des deux collèges sombrer dans une relation clientéliste malsaine.

On peut imaginer l'ensemble des productions économiques mues par l'émulation. Par exemple, alors que la concurrence entre producteurs de lait les pousse à favoriser la consommation addictive de leur produit par l'ajout d'additifs dangereux, à diminuer leurs frais en vendant du lait produit à bon marché, de mauvaise qualité nutritionnelle et bactériologique, la logique de l'émulation, par contre, les invite à mettre sur le marché le meilleur produit avec une valeur ajoutée sociale ou écologique maximale. On peut aussi regarder ce qui se passe dans le domaine des lanceurs spatiaux: la logique de l'émulation pousse les différentes équipes à proposer des lanceurs moins chers, plus efficaces aux agences spatiales alors que la logique de la concurrence pousse les mêmes équipes à multiplier les effets d'annonce tapageurs (dont les actionnaires raffolent) pour truander les budgets publics consacrés à la conquête spatiale.

Peut-être que la logique de la concurrence - synonyme de pillage des ressources naturelles et d'exploitation sans fin et sans frein de l'homme par l'homme - devrait, tout doucement, être remplacée par celle d'émulation, par l'idée que l'on peut se motiver pour se dépasser, pour réaliser de belles et grandes choses? Ce changement de paradigme impliquerait en tout cas que les agents économiques soient libérés de l'aiguillon de la nécessité, que leurs actes ne soient plus conditionnés par la rivalité paroxystique envers un objet nécessaire à la survie. 

Ce changement de paradigme libérerait les forces vives de l'économie des contingences, de l'urgence, de la logique de la survie, de l'incessante et sempiternelle injonction à triompher de l'autre. On ne gagnerait plus contre l'autre mais on dépasserait ses propres limites.

Ce changement révolutionnerait notre façon de faire des choses - on produirait des médicaments pour la gloire, pour le prestige des chercheurs, c'est-à-dire qu'on produirait des médicaments efficaces, utiles pour l'humanité et non plus des poisons inefficaces tournés vers la plus-value, destinés à rétribuer des actionnaires sur un marché encombré.

Bref, remplacer la concurrence par l'émulation transformerait l'ensemble de l'économie et à l'incessant combat de tous contre tous, à l'incessant appauvrissement provoqué par ce combat, se substitueraient des formes à réinventer en permanence de liberté, de construction de projets individuels et collectifs. À la tyrannie du besoin, à la lutte de tous contre tous se substituerait, dans la dynamique du conflit et de la collaboration, la construction d'une société complexe, riche et imprévisible.

Bastination

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La bastination est un néologisme de notre cru. Pour le moment, il s'agit d'un hapax, d'un mot utilisé une seule fois (par nos soins, donc), mais sa pertinence pourrait le tirer du néant.

La bastination, c'est l'itinéraire prévu et prévisible des manifestations à Paris qui démarrent à Bastille et se terminent à Nation. Ces manifestations rassemblent souvent des militants motivés, des travailleurs traversés d'une fureur légitime ou des jeunes politisés tenants d'une entéléchie révolutionnaire radicale. Mais il ne se passe rigoureusement rien dans ces manifestations. On casse bien un peu de mobilier urbain, on s'énerve un peu sur les forces de l'ordre (qui, il faut être juste, rendent largement cet énervement circonstanciel) mais le parcours, les mots d'ordre, les organisations participantes mêmes s'arrangent pour qu'absolument rien n'émerge de ces rassemblements.

On pourrait qualifier de tels rassemblements de messe ou de rite pour la bonne conscience. Ils prêteraient à sourire s'ils ne contribuaient à tuer le politique, à tuer l'affect individuel et collectif porteur de changement de cadre, s'ils n'étaient pas la meilleure arme pour éviter l'avènement d'un nouveau monde. Ils évacuent les questions politiques, notamment celles de la production, de la pratique de la valeur; on n'y parle pas de propriété des outils de production, de liberté des producteurs, d'émancipation mais on y parle d'emploi et d'augmentation de pouvoir d'achat. La bastination est un mouroir de la volonté politique ou économique, c'est un vaccin contre l'émergence de tous sujets politiques collectifs, c'est un non-événement où rien ne peut et ne doit se passer.

En Belgique, la bastination se fait selon les itinéraires Nord-Midi. On pourra donc y désigner la bastination par le terme de normi-dinette (n.f.). Les syndicats sont rigoureusement séparés selon leur couleur et les syndicalistes sont tous revêtus de sac poubelle au couleur de leur syndicat (vert, rouge ou bleu). Quand les travailleurs parlent de grève au finish, ils sont bastinés (victimes de bastination), on les occupe avec des discours vengeurs et on les matraque avec la nécessité de l'union derrière des mots d'ordre creux et des actions encore plus creuse; quand le corps social dans son ensemble rejette des mesures anti-salariales prises par le gouvernement, on distrait les gens, on les promène selon un itinéraire immuable. Quand on veut occuper l'usine, la bastination demande de l'emploi. Quand on veut investir massivement dans les salaires, la bastination quémande aux patrons de sauver le pouvoir d'achat et l'emploi. Quand les plus décidés veulent s'en prendre aux points stratégiques et saboter l'économie, la bastination noie leur énergie dans de vaines processions.


La bastination remplace la lutte par la prière, elle remplace la volonté collective par la supplique envers les puissants et, ce faisant, elle affirme le pouvoir des propriétaire et impuissantise les tenants d'un changement de paradigme, celles et ceux qui entendent affirmer dans les actes un sujet politique, une classe.

On pourrait retranscrire ces dialogues:

- Tu viens faire la révolution?
- Je peux pas, j'ai bastination.

- Tu viens occuper l'usine pour la récupérer?
- Pas possible, j'ai bastination.

La stratégie de bastination instille un sentiment d'impuissance, un fatalisme désespéré dans les franges les plus combatives de la population et, surtout, elle prévient la naissance d'un nouveau monde. La bastination, c'est occuper les gens en les laissant faire joujou avec leurs pétards, c'est les distraire avec de faux problèmes, c'est leur faire intérioriser le caractère soi-disant inéluctable de leur servitude. La bastination, c'est Spartacus qui demande de meilleures conditions d'esclavage sans déranger les points névralgiques de l'Empire Romain.

Il ne faut pas oublier que la bastination est une stratégie de confinement, de conjuration de la puissance collective. Sa seule existence atteste la force de cette puissance, elle atteste notre force et notre puissance.

Sacrifice

Pour René Girard (La violence et le sacré, Fayard, 2010), le sacrifice est une façon de casser le cycle infernal de la violence, de la vengeance créée par la violence et des contre-vengeance qu'elle appelle.

En somme, c'est la violence sociale qui est canalisée par le sacrifice. La personne ou l'animal sacrifié n'a pas de lien avec le cycle de vengeance qu'il ou elle rompt et reste sans défense face au couteau sacrificateur.

Au fond, si l'électorat du FN choisit de sacrifier les pauvres, les étrangers, les immigrés pour conjurer ses souffrances, celui de la droite (Macron, LR ou PS) choisit de sacrifier les salariés, les retraités, les chômeurs, les rsastes, les employés, les fonctionnaires pour que la violence sociale puisse continuer comme avant, pour que les institutions européennes continuent leur travail de sape des conquis sociaux, pour que les alliances militaires et géo-politiques demeurent en l'état, etc. 

Et si on s'attaquait aux causes mêmes de la violence sociale, à ce qui nous réduit à être des serfs dans l'entreprise et dans l'économie? Cette violence, c'est celle de considérer comme "normal" que celles et ceux qui décident qui travaille, comment ils travaillent et pour faire quoi ne soient pas les travailleurs mais les propriétaires; cette violence, c'est de considérer les dégâts humains et environnementaux comme des externalités négligeables, c'est de considérer des millions de chômeurs, d'exclus, d'employés maltraité en Europe comme des facteurs négligeables.

Forcément, les facteurs se rebiffent. Ils ne peuvent subir cette violence d'être tenus pour quantité négligeable sans la détourner sur un sacrifice.

Mais la source même de la violence provoque ce besoin de sacrifice expiatoire. Cette source, c'est le mépris dans lequel les producteurs et les productrices européens sont tenus. C'est elle qui crée cette aspiration au sacrifice.

Pour autant, la messe n'est pas dite et il se pourrait que, un jour, on considère la souffrance en emploi ou au chômage pour ce qu'elle est

une violence inacceptable, brutale, stupide et criminelle.

Piaculaire

Se dit de ce qui a rapport à l'expiation, mais dans un sens plus large que la seule expiation des péchés. Durkheim utilise ce mot pour désigner les rites tribaux qui doivent racheter de mauvaises actions ou de mauvais sorts.

Les dettes au sens capitaliste s'inscrivent pleinement dans une logique piaculaire. Il s'agit, pour un privé ou pour un État endettés, d'organiser la production, les sacrifices, les discours et l'entéléchie communs autour de ce "rachat de mauvaises actions ou de mauvais sorts".



L'expiation des péchés antérieurs justifie alors des crimes, des sacrifices de sang. Graeber s'étonnait2 qu'une progressiste sincère jugeât normal de provoquer des milliers de morts faute de vaccin dans un pays pauvre puisque ce pays devait payer ses dettes.

L'emploi est également inscrit dans cette logique piaculaire: un employé est quelqu'un qui doit racheter son droit à vivre parce que lui-même ou ses ancêtres n'ont pas accumulé suffisamment de mérite. Pour racheter sa vie, l'employé doit la gagner auprès des puissances totémiques.

Les puissances totémiques piaculaires sont les propriétaires lucratifs, par délégation de la rationalité économique, c'est à eux que se paient les écots piaculaires, c'est à eux que se rachètent les droits à la vie et à la survie.

Les rites piaculaires employistes tournent autour de

- l'ascétisme (qui justifie les guerres contre le salaire dans le cadre de l'emploi piaculaire)

- la privation, le renoncement et l'interdit de certains gestes (l'ensemble de la socialisation des outils de production, en gros, correspond à un renoncement à la liberté de l'acte et à la construction de soi par l'acte du travail)

- la mutilation (de la liberté, du temps ou du corps: il est de bon ton de renoncer à des mesures de sécurité, de mettre sa santé en danger pour les employés pour faire montre de leur mérite à gagner leur vie)

Par contre, l'origine du mauvais sort qui frappe les employés, génération après génération, qui fait que plus ils travaillent, plus ils s'appauvrissent est facile à comprendre.

C'est l'ensemble des institutions de la propriété lucrative, de la pratique capitaliste de la valeur. Les rites piaculaires entretiennent donc, dans le cadre de l'emploi, la source du mauvais sort alors qu'il suffirait, pour se défaire de ce mauvais sort, de se défaire de la source de ce mauvais sort.



1 E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, CNRS, 2007.

2 Dans l'introduction à D. Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire [« Debt: The First 5000 Years »], Les liens qui libèrent,

Psittacisme

Le psittacisme est la maladie du perroquet. Soit il s'agit du fait de répéter la pensée d'autrui (éventuellement sans la comprendre)
et, dans le cas de la servilité employiste, on pense aussi bien à la répétition obsessionnelle du gloubi-boulga des propriétaires lucratifs servie par les laquais médiatiques ou politiques
soit il s'agit du fameux copier-coller bien connu de nos têtes blondes contemporaines à l’œuvre dès l'époque où la toile n'évoquait qu'un ménage mal tenu ou une arachnophobie
et, là encore, comment ne pas évoquer les études patronales reprises telles quelles dans les médias ou, pire encore, les articles de lois directement repris des lobbies employistes au parlement européen ou aux parlements nationaux
soit enfin le trouble du langage consistant à répéter des phrases sans les comprendre
et, de nouveau, cela nous renvoie à nos propres discours d'employés dominés et écrasés par la logique de l'emploi qui ânonnent, qui braient les discours des propriétaires lucratifs qui justifient leur position de pouvoir, qui asseyent leur hégémonie et ... notre position de larbin.
Ces troubles se croisent fréquemment chez les employés bien rémunérés, les cadres, par exemple, - qui peuvent avoir tendance, à tort, à s'identifier aux intérêts de leurs employeurs, pourtant peu soucieux de leur burn-out - mais se rencontre aussi chez les déqualifiés par l'emploi voire chez les chômeurs.

En toute circonstance, il faut conserver du respect et de l'écoute pour les gens atteints de psittacisme - et ne pas oublier qu'il y a des racisés qui justifient le racisme, des femmes qui justifient le machisme et des producteurs qui justifient le capitalisme.


Ça ne fait pas de ces gens des monstres. Ça en fait des gens comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Mais les croyances au principe du psittacisme sont à la fois difficiles à faire évoluer - elles ressortissent à la religion et les croyants les ont chevillées au corps - et faciles à faire effondrer. Il "suffit", pour cela, d'avoir une autre pratique de la valeur et les oripeaux capitalistes, la stylisation plus ou moins élaborée de la domination brute s'effondre en un instant.

Droit

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Le droit, c'est l'ensemble des lois et des pratiques qui régissent, encadrent et affectent le vivre ensemble. C'est ce que Spinoza désigne par l'auto-affectation du corps social, c'est l'ensemble des principes par lesquels le corps social se contrôle en tout ou en partie.


Pour autant, les Lumières qui ont accouché de tous nos droits civiques, qui nous ont transformés en citoyen politique, nous ont laissés serfs dans l'entreprise.

Le droit comme guerre sociale


C'est une antienne connue et trop souvent vérifiée: la justice est une justice de classe. Si l'on se souvient du procès bidon des manifestants du Haymarket Square (des syndicalistes en lutte avaient été accusés, condamnés et exécutés pour un attentat sans aucune preuve), 

si l'on se souvient de la tolérance au XIXe siècle pour les coalitions patronales et de la répression impitoyable contre les syndicats ouvriers, 
si l'on se souvient de la sévérité des peines infligées aux travailleurs accusés d'avoir abîmé une chemise d'un contre-maître d'Air France et la mansuétude complice de la justice envers les patrons voleurs, envers les patrons fraudeurs, envers la fraude fiscale et l'"optimisation", 
si l'on se souvient du procès à charge de celui qui dénonçait les pratiques d'évasion fiscale au Luxembourg parce qu'il dénonçait ces délits
ou si l'on se souvient de l'impunité des policiers dans les quartiers et les ubuesques poursuites dont sont victimes les habitants desdits quartiers, 
on ne peut que souscrire à cette idée.



La justice a servi et sert souvent à diviser les producteurs et les productrices en lutte, elle sert souvent à casser leur combativité. C'est que, comme l'État a le monopole de la violence physique légitime, on craint son bras séculier qui a tendance à s'attaquer à des individus isolés. La justice censée être aveugle, la justice censée protéger se fait bras vengeur et auxiliaire de l'arbitraire du pouvoir.

Le droit comme dépassement du capitalisme

Quand les luttes ouvrières du dix-neuvième siècle et au-delà obtiennent
- une limitation de la durée légale du travail
- un encadrement des salaires, des barèmes, une qualification des postes de travail (puis des producteurs dans la fonction publique)
- une universalisation et une obligation des pratiques des caisses de secours ouvrier, de la sécurité sociale
- une définition des conditions de sécurité et de fonctionnement de l'entreprise,

elles limitent la propriété lucrative par l'avènement du droit social. Ce droit est le fruit d'un rapport de force, de luttes de classes. Il est sans cesse à construire dans la lutte sociale mais le fait même de son existence, le fait même que la propriété lucrative soit encadrée, limitée par le droit social, a été l'objet de débats et de combats homériques.

En ce sens, le droit comme obstacle à la propriété présente un intérêt potentiel énorme en terme de dépassement des institutions capitalistes1 par l'emploi puis de l'emploi par des institutions salariales2.



Globalement, le droit social comme limitation de la propriété lucrative se fait selon trois axes principaux:

  1. la création d'un statut du poste (l'emploi dépasse la vente de la force de travail) puis d'un statut de la personne, d'une qualification (la fonction publique dépasse l'emploi)
  2. l'encadrement des pratiques de travail concret dans l'entreprise, l'implication des producteurs dans les décisions et la création de normes de sécurité, de salaire et de pratique professionnelles font entrer le droit du travail dans l'entreprise
  3. la création de droits politiques du producteur dans la suite des caisses ouvrières de grève, de chômage ou de couverture santé par l'universalisation et l'obligation du salaire socialisé.

La hiérarchie du droit


Par ailleurs, l'enjeu de la hiérarchie des normes a clairement été posé lors de la malheureuse loi travail en 2016. Jusque là, les lois prévalaient sur les accords de branche et les accords de branche prévalaient sur les accords d'entreprise. Cette hiérarchie du droit permettait à une branche de faire mieux, d'obtenir davantage de droits que ce qui figurait dans la loi et à un collectif de travail de faire valoir davantage de droits que ce qui figurait dans l'accord sectoriel.

Source ici


Avec le renversement des normes (voir ici), ce sont les accords d'entreprise qui prévalent sur les accords de branche et les accords de branche qui prévalent sur les lois. Ceci met les producteurs dans un rapport de force au niveau de l'entreprise, ce qui les amène à se faire concurrence entre eux et à admettre des reculs du droit pour conserver leur poste de travail. Le chantage du chômage et l'asymétrie du rapport de subordination entre employé et employeur balaie les protections sociales du droit.

À terme, les emplois aidés et le recours au travail détaché obèrent les sources de financement des salaires socialisés.

Le travail-marchandise avant (ou après) le droit

Sur le marché des biens et des services, les choses s'échangent. On en discute le prix et une marchandise en surproduction voit sa valeur économique s'effondrer. Le fait que le capitalisme organise le travail abstrait, le travail socialement reconnu comme productif par un rapport de force des classes en présence, comme un marché du travail ou un marché de l'emploi et le fait que la valorisation du travail se fait par la quantité de temps, amène à vendre et à acheter le temps humain du travail, la force de travail, sur un marché comme on le fait des marchandises.

Cette façon de faire nie le fait qu'il ne s'agit pas de biens et de services mais de temps humain, mais de travailleurs. La négation de la spécificité humaine du travail et de la violence à mettre l'humain lui-même sur un marché est ce qui précède (ou suit) l'avènement du droit dans la sphère économique par les conquis de la lutte des classes. 



Avant le droit, cette violence se traduisait par le patron maître en son usine, maître pour faire travailler les enfants, les adultes sans conditions de sécurité, sans limitation de la durée de travail ou sans aménagement démocratique de la production. Cette propriété lucrative pure ramenait les ouvriers et les ouvrières à être de simples biens de consommation dont se servait l'employeur pour nourrir ses bénéfices.

Après le droit, dans l'infra-emploi, la violence du fait de ramener à un simple objet sur un étal les producteurs prend la forme de l'exploitation pseudo-moderne type Uber. Dans ce genre de mise sur un marché du temps humain, le producteur, la productrice est dépossédée de toute maîtrise de son temps, de toute décision sur la production (la moindre infraction aux règles est immédiatement sanctionnée par une suspension); l'employeur se défait de toutes ses obligations et achète le temps de celui ou celle qui le vend au moins cher dans une mise en concurrence perpétuelle des producteurs et des productrices.

Au-delà de l'emploi (Supiot)

Dans cet esprit mais avec une approche nettement juridique et sans prétendre dépasser l'emploi, Alain Supiot proposait un Au-delà de l'emploi dans son rapport à la Commission européenne3.

Il s'agit de fonder de nouveaux droits liés au travail, de nouveaux droits qui ne seraient pas inscrits dans l'emploi mais qui seraient attachés à la personne.

Sur base de la multiplicité des pratiques européennes, il constate
- une déconnexion du social et de l'économique par la proclamation de droits sociaux de l'individu déconnectés de l'économique, au niveau de la sécurité individuelle, de la dépendance ou du droit collectif.

- le développement d'une zone grise, entre formel et informel, entre travailleur dépendant et indépendant

et, au niveau européen, il propose
- de réaffirmer que la qualification juridique du travail n'est pas du ressort des parties [c'est-à-dire que le droit doit primer sur les accords d'entreprise]

-  d'élargir la notion de droit social pour englober toutes les formes de travail pour autrui

ce qui implique de
- définir la notion de travailleur salarié de manière commune (au niveau de l'Europe, donc)

- de maintenir le pouvoir de requalification du contrat de travail par le juge

- de consolider un statut spécifique de l'entreprise d'intérim, de développer la notion de coresponsabilité des employeurs

- d'appliquer certains aspects du droit à des travailleurs qui ne sont ni salariés ni entrepreneurs
Par ailleurs, il constate que le modèle fordiste, professionnel et fixiste, n'est plus applicable. Il propose donc

- de garantir une stabilité de trajectoire et plus une stabilité d'emploi

- de construire un statut professionnel détaché de l'emploi et lié au travail, à une obligation volontairement souscrite ou légalement imposée à titre onéreux ou gratuit, attaché à un statut ou à un contrat: il s'agit de réunir les garanties liées à l'emploi, le droit du travail lié à l'activité indépendante ou dépendante (sécurité, hygiène ...) et les droits liés au travail non professionnel (droit à la formation, charge d'autrui ...).

Il faut en outre développer une concertation double, celle du conseil d'entreprise et celle des représentations syndicales. Et développer les droits sociaux au niveau communautaire et élargir les droits liés au travail en élargissant la définition du travail [on imagine en ne le limitant plus à la valorisation du capital d'un propriétaire lucratif par la vente de la force de travail].

Pour émanciper le travail (Friot)

Pour continuer les avancées obtenues par la lutte des classes, pour approfondir ce que les productrices et les producteurs ont obtenu par leurs propres pratiques de l'économie, on peut dégager quelques éléments. Pour résumer Émanciper le travail de Bernard Friot4:
- on peut attribuer un statut à la personne, un statut de producteur irrévocable

- on peut remplacer la propriété lucrative des actionnaires par la propriété d'usage des productrices et des producteurs. Celles et ceux qui font tourner l'outil de production en disposent (éventuellement en concertation avec des instances politiques concernées)
mais, si l'on envisage un salaire à vie, au niveau du droit, il paraît clair que certaines évolutions doivent s'envisager:
- on peut faire entrer le droit dans la propriété d'usage des entreprises - qu'il s'agisse de la gestion de la carrière salariales des producteurs, qu'il s'agisse des normes de sécurité ou qu'il s'agisse de temps de travail

- on peut introduire du droit salarial dans les relations commerciales avec les partenaires économiques étrangers, en développant une sécurité sociale d'outre-mer, par exemple, par le truchement de cotisations sur les produits importés (voir ici)
En tout état de cause, il apparaît que l'émancipation, la mise hors tutelle des propriétaires lucratifs, de l'économie ne passe pas par une atrophie du droit mais bien par son développement. Sur des bases salariales. Mais ce développement interroge et met en cause une notion fondamentale en droit, celle de la propriété.

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1 Les institutions capitalistes identifiées par Bernard Friot sont: 1) la mesure de la valeur par le temps de travail 2) le marché du travail 3) le crédit 4) la propriété lucrative

2 Bernard Friot identifie les institutions salariales comme 1) la qualification à la personne 2) le salaire à la qualification 3) la mesure de la valeur par la qualification

3 Alain Supiot, Au-delà de l'emploi, Flammarion, 2016. Les mesures que préconise le groupe de travail dirigé par Alain Supiot se trouvent dans la conclusion du livre pp. 287-304.

4 Bernard Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014.  

Handicap salarial

En Belgique, on nous parle de "handicap salarial" en nous disant qu'il faut baisser les salaires individualisés et communs.

Ce n'est pas une affirmation mais une opération de propagande. Les salaires (qu'ils soient individualisés ou qu'ils restent socialisés par la sécurité sociale ou par les impôts) ne sont pas un handicap, un coût. C'est une richesse et commune et individuelle.

On voudrait nous faire croire que, en baissant les salaires, on crée plus de valeur, on devient plus "compétitifs".

C'est là aussi non une affirmation mais une opération de propagande. On crée moins de valeur ajoutée quand on baisse les salaires puisque les salaires sont une des composantes de la valeur ajoutée et on ne devient pas plus compétitifs puisque les pays à bas salaires sont les moins productifs du point de vue des propriétaires lucratifs (les productrices et les producteurs de logiciels informatiques dans la Silicone Valley rapportent davantage que leurs collègues des sweat shops chinois alors que les salaires des premiers est infiniment plus élevé; les investisseurs mettent infiniment plus d'argent dans des pays à hauts salaires, etc.).

Alors pourquoi ces opérations de propagande?

Pour faire pression sur les salaires. Pour réduire la part relative des salaires dans la valeur ajoutée - et augmenter la part relative des profits dans la valeur ajoutée. Pour que les salariés en emploi ou hors emploi se sentent coupables, rasent les murs. Derrière la propagande, il y a un pouvoir qui tend à l'hégémonie, à la domination culturelle chez celles et ceux qui le subissent.

Alors que notre prospérité à chacun est notre prospérité à tous, alors que les profits, les investisseurs et les employeurs sont inutiles à la production, alors que la logique de l'emploi et du profit nous maltraitent parce que nous les avons intériorisées, parce que nous nous sentons coupables de nos salaires.

Cette propagande permet d'éviter ces questions ... au nom de l'emploi, bien sûr.